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Trois films de genre : Nouvelle cuisine, Megalomaniac et Le parfum de la dame en noir

Conte chinois immoral à la sauce cannibale exotique, drame familial désaxé et pervers, giallo dégénéré au scénario labyrinthique ; voici trois films de genre à retrouver sur les plateformes pour saisir une fois de plus la liberté créative qu’autorise la position marginale du cinéma bis.

Nouvelle cuisine (Dumplings) – Une cure de jouvence succulente.

Madame Lee veut reconquérir les faveurs d’un mari autrefois très amoureux mais qui lui préfère désormais les chairs plus jeunes. Pour ce faire, elle se rapproche de Mei, femme mystérieuse qui excelle dans l’art de cuisiner des jiaozi, raviolis à la vapeur qui ont fait sa réputation et donnent au film son titre original – Dumplings.

Ce ne sont ni le bouillon ni la pâte qui font la renommée du petit commerce de Mei mais plutôt la propriété spéciale de la farce qui requiert un ingrédient secret. Il s’agit bien de viande mais non celle qu’on trouve au supermarché ni même sur les pâtures. À deux mois, la viande n’est pas assez riche mais à cinq, la proportion entre le maigre et le gras ravira les palais les plus délicats. On l’aura compris, les clientes de Mme Lee s’arrachent ses raviolis au fœtus, censés être la clé de la jeunesse de ses traits. C’est dans son passé troublé que Mei a découvert les secrets de cette fontaine de Jouvence macabre. Grande docteure et chirurgienne, Mei était autrefois une avorteuse hors pair en Chine continentale ce qui lui valu l’exil à Hong-Kong où ses talents s’exercent désormais dans la clandestinité. Nouvelle Cuisine nous raconte sur le mode de l’angoisse l’histoire de femmes qui ne veulent pas vieillir et mangent des enfants au pays où ils doivent être uniques et des raviolis vapeur.

La première qualité du film est de brasser plusieurs grands thèmes – le rapport homme/femme au sein du couple, le rapport à la vieillesse et à l’amour, le rapport entre Hong Kong et la Chine continentale, le désir de procréation, le cannibalisme – noués autour d’une narration bien conduite et raffinée que sublime la mise en scène. C’est que les raviolis ne sont pas vraiment la clé de l’œuvre mais le moyen visuel d’aborder puis d’explorer ces différentes questions. Comme au théâtre, les scènes principales ont lieu dans un seul décor, le petit appartement de Mei où la retrouve Mme Lee ainsi que ses autres clients, les raviolis cristallisant à la fois le dégoût et les thèmes du film. Dérisoires et délicieux, un des mets les plus populaires de la cuisine chinoise se met tour à tour à jouer les McGuffin, puis les symboles voire l’ingrédient principal d’un comique de situation bienvenue dans une angoisse insistante qui ne quitte jamais le cadre.

Populaire et dégoûtant, succulent et effrayant, comme les raviolis, c’est une esthétique du contraste que déploie le film pour susciter un malaise et une angoisse qui ne peuvent cesser qu’au générique, laissant un spectateur médusé. Car que regarde-t-on ici ? L’épisode de l’avortement nous illustre l’esthétique du film et montre bien à quel point Fruit Chan veut brouiller les pistes pour ne laisser place qu’au malaise du spectateur. À l’arrière-plan de l’intrigue, l’avortement est en fait au cœur de tous les arcs narratifs et s’il arrive à des personnages exclusivement secondaires (dont on n’apprendra l’issue finale qu’en dehors du point de vue de Mei et Mme Lee), cela n’entame en rien leur dimension tragique.

Une collégienne de 15 ans est enceinte de 5 mois et veut avorter pour se laisser la chance d’un avenir, sa mère la soutient et c’est elle qui l’emmène voir Mei. Le problème c’est qu’un avortement à cette date n’est pas seulement moralement douteux mais aussi physiquement dangereux pour la mère qui risque gros dans l’opération. Ce qui emporte la décision de Mei, c’est que Mme Lee est prête à payer très cher la meilleure farce de ravioli, celle concoctée avec un fœtus de maturation parfaite, vers 5 mois justement. Et puis le père de l’enfant vient émousser quelque peu l’immoralité de l’acte, étant lui même le père incestueux de la jeune femme. Elle obtient donc son avortement en l’espèce d’un accouchement sacrilège puisqu’il donne naissance à un avorton mort.

Impossible pour le spectateur de se situer ici et de dégager d’une telle scène et de ses conséquences un sens univoque qui pourrait lui restituer le confort d’une compréhension, voire d’une bonne conscience. S’il s’agit d’aider une innocente victime, alors comment comprendre que Mei se fait grassement rémunérer pour le fœtus de 5 mois récupéré ? Fœtus qui servira de cure de jouvence pour Mme Lee, qui espère ainsi regagner les faveurs d’un mari ne jurant que sur la jeunesse des femmes. Jusque dans la mise-en-scène, les repères sont brouillés car là où on pouvait s’attendre à une débauche de sang et de larmes, les plans sont minutieusement et sobrement composés, laissant au hors-champ et donc à l’imagination le soin de représenter visuellement le pire. Aucune sécurité dans ces plans et dans l’intrigue, le spectateur est constamment rejeté d’un point de vue à un autre, et d’une morale à l’autre. Si Mme Lee apparaît incontestablement comme la victime malgré elle d’un mari minable et libidineux, elle se transforme pourtant en la pire des femmes à la fin de l’œuvre, reproduisant pour son propre profit les méfaits de Mei. A l’instar de ce second rôle mystérieux introduit dans la première scène en mouvement, passant le poste frontière de la Chine continentale vers Hong Kong, le spectateur ne sait sur quel pied danser et le pas n’est jamais assuré, comme une fois de plus, le plan final qui termine le film en inversant son prologue. Non plus un mouvement dans un sens classique et déterminé – de gauche à droite du cadre elle présente ses papiers et entre à Hong-Kong – mais un mouvement mal assuré  qui essaie comme de remplir le cadre ; habillée en tenue traditionnelle chinoise, elle porte maladroitement des jarres et manque de chuter.

S »attendant à une débauche d’effets et à une surenchère dans le gore, on découvre avec plaisir la mise-en-scène qui épouse délicatement ce mouvement et ce contraste. Un étalement plus frénétique de violence sanguinolente aurait même été compréhensible dans la mesure où le film s’inscrit dans les célèbres Catégory III du cinéma hongkongais où les critères de l’exploitation permettent moins de raffinement que dans le cinéma d’auteur ou même mainstream. Au contraire, c’est à une construction particulièrement soignée à laquelle on assiste, dans les thèmes, mais aussi dans la construction des cadres et dans la logique du montage qui passe d’un personnage à un autre tout en les liant clairement dans l’espace de l’atelier de ravioli / appartement de Mei, permettant d’unifier le métrage et de ne pas perdre le spectateur sur fond d’un appui de l’unité thématique des raviolis et du délitement des valeurs traditionnelles. Fruit Chan multiplie en effet les symboles et les clins d’œil : M. Lee mange évidemment des œufs poussins dont raffolent les chinois et apparaissent de nombreuses fois à l’écran ce qui rappelle la jeunesse ou la maternité (chérubins, poupées, jouets pour enfants). Sans jamais qu’un bambin ne soit réellement au premier plan (deux enfants joueurs peuvent être aperçus une fois dans le cadre), les références à la prime enfance sont légions comme si la véritable présence infantile ne pouvait advenir dans le cadre d’un film de ce genre, à l’instar de la farce elle doit être cachée.

Ce mouvement et ce contraste distillent un malaise aussi étrange qu’une soupe de fœtus mais poussent le spectateur à s’interroger sur le sens d’une telle boucherie, certes hors-champ mais dont la nécessité de raconter pose question. Et c’est Mei qui répond le mieux, car lors de la scène de la rencontre avec le mari de Mme Lee, pourtant venu pour la confondre et qui se révèle bien vite séduit, elle fait le lien entre le cannibalisme et la Chine traditionnelle et millénaire pour en montrer l’innocence sinon l’identité. Manger ses enfants fait partie des valeurs traditionnelles chinoises qu’elle ne fait que perpétuer – autrefois, insiste-t-elle, par temps de disette, on mangeait les enfants malingres. Autrement dit, le monstre ça n’est pas elle, ni même M. Lee qui ne regarde plus une femme, même la sienne, au delà d’un certain âge, ni Mme Lee, pourtant prête à toutes les bassesses pour retrouver sa jeunesse. Le monstre n’existe pas réellement, il s’agit de la Chine et de ses valeurs. Comme dans un ravioli, l’extérieur est visible et ragoûtant, l’intérieur caché et peu appétissant mais recèle l’essentiel de la saveur.

Ainsi, la famille incestueuse perdure pourvu que l’enfant soit avorté et ce n’est qu’avec la mort de la jeune fille (sans doute due à des complications suite à son avortement) que la famille explose totalement avec le meurtre vengeur du père par son épouse. Ainsi, le couple Lee perdure lui aussi, cachant la monstruosité sous les belles apparences comme un ravioli cache une délicieuse et parfois immonde farce. Ainsi, en 2004 Hong-Kong îlot démocratique, est mangé, rétrocédé, cannibalisé par la Chine continentale qui sous les apparence de la transition pacifique mate la démocratie comme ne le cesse de raconter le cinéma hongkongais des années 80 et 90. Le peuple chinois, sous l’apparence de l’unité populaire et pacifique, se dévore lui-même de même qu’une famille, lieu de sécurité et d’amour, peut n’être qu’apparence et destruction.

Fiche technique : Nouvelle Cuisine

Titre original : Gau Ji Aussi connu sous le nom de : Dumplings, Jiao zi, 餃子
Genre : Epouvante Horreur
Année : 2004
Pays d’origine : Hong Kong
Durée : 1 h 31 min
Date de sortie (Hong Kong) : 20 août 2004
Réalisateur : Fruit Chan
Scénariste : Lilian Lee
Producteurs :
Peter Chan Ho-Sun, Patricia Cheng, Eric Tsang

Megalomaniac : un film de famille.

Félix et Martha sont les enfants du dépeceur de Mons en Belgique – un tueur en série authentique qui avait terrorisé la région sans jamais être confondu par la police avant d’arrêter ses meurtres.

Félix semble vivre normalement mais Martha est chargée de ramener un salaire pour faire vivre le ménage et vit repliée sur elle-même, aligne les problèmes de poids, se fait maltraiter puis violer par ses collègues. Là, à l’usine dans les mêmes toilettes qu’elle doit laver et récurer avec soin (fréquentées exclusivement par des hommes semble-t-il), elle endure les viols, sévices et brimades à répétition sans que son patron pourtant affable et au courant de la situation ne daigne dénoncer ou s’opposer. Filmée entre plusieurs cuvettes, ou le corps dépassant à peine de la cabine, le spectateur est comme Martha dans ces lieux d’aisance, plongé dans un endroit exigu et lugubre, qui ne rassure jamais. C’est en premier lieu le style du film qui entretient ce malaise, structuré par la photographie générale qui fait la part belle à l’obscurité et aux lumières froides et blafardes. Même le rouge écarlate des tentures et des étoffes présentées dans la maison familiale ne réchauffe pas le tout, tant il semble absorbé par l’obscurité visqueuse qui se dégage de chaque plan.

Que le spectateur soit en effet prévenu, c’est à un malaise continuel qui ne le dispute qu’au glauque parfois gothique que veut atteindre le film – avec succès. Aucun screamer, aucune tension provoquée par le récit, aucun mystère à suivre comme dans un polar d’épouvante, il ne s’agit simplement que d’une expérience de l’insituabilité (plus marquée encore que dans Dumplings), de la précarité morale dont le spectacle révulse. Quelle position morale doit-on adopter ? Que doit-on partager avec les personnages ? Sans expliquer le film, c’est à la déstabilisation complète qu’est invitée ici le spectateur. Le synopsis de départ annonce déjà le fil narratif qui culminera dans la scène finale en ne manquant pas de provoquer quelques réactions de dégoût. Si en effet, les personnages principaux sont frère et sœur, ce sont avant tout les enfants du plus horrible tueur en série que la Belgique ait connu ces dernières années. Faut-il, à cet égard, les plaindre ou s’en méfier voire les condamner ? La frontière floue, entre victime et bourreau est tout entière contenue dans ce statut d’enfant de monstre que le film ne lâchera pas sans l’avoir interrogé, évidé (pour ne pas dire éviscéré) de sa fausse évidence morale.

Ici nous devons évoquer Martha qui est l’héroïne du film et porte à elle seule (magistralement interprétée par Eline Schumacher) tout le poids d’une interrogation aussi naturelle pour les films de genre. Si une scène initiale dont on se demande la signification nous présente l’accouchement de sa mère, attachée et ensanglantée, on tend pourtant facilement à croire qu’elle est la sœur de Felix. Lui qui s’adonne à des projets plus ambitieux (continuer l’œuvre de son père en tuant des femmes au hasard) laisse donc sa sœur travailler pour le foyer. Mais Martha n’est pas Felix, lui qui est animé par une entreprise grandiose et immonde, bien bâti et apparemment sûr de lui, tranche avec le port peu altier de sa sœur, en surpoids, transi d’angoisses vis-à-vis de son apparence physique et emprunte de troubles mentaux qu’elle soigne ; à l’occasion du moins. Femme de ménage dans une usine, (on a envie de rajouter « seulement » ou « hélas ») ses collègues malveillants et prédateurs qui la violent jours après jour dans l’indifférence (voire l’hilarité) générale achèvent le tableau d’une perdante sociale, dont chaque aspect de la vie est une épreuve récompensée inexorablement par son lot quotidien de souffrance – une victime, dans tous les sens du terme.

Alors que fait-on lorsque le travail, les relations sociales, l’extérieur n’est que souffrance ? On se replie, sur sa communauté, sur son cercle, bref sur le peu dont on dispose pour respirer, quitte à s’enfermer davantage sans le savoir et sans le voir. C’est bien le thème du repli sur soi, sur sa communauté quelle qu’elle soit qui est au cœur du film et permet d’être la trame de fond intelligente d’une interrogation sur le mal et la figure de la victime.

Un repli qui est ici singulièrement féminin puisque Martha concentre tout à la fois jusqu’à l’exagération burlesque (ses crises de boulimie) le rôle de personnage principal et de victime du film. Or, ses bourreaux sont avant tout masculins et incarnent une certaine ligne dure patriarcale qui n’a pas besoin d’être nommée pour signifier toute l’horreur qu’elle représente – jusque dans la figure du père (dont la menace ne peut être ici seulement symbolique) qui s’éveille et sort des cendres à la fin du film, comme ressuscité tel le phénix par la réussite de ses enfants chéris. Tous les personnages féminins dans ce film ne sont en effet que des victimes ou des cadavres, alors que tous les personnages masculins déclinent les nombreux visages du danger patriarcal. À commencer par Félix, dont la protection fraternelle flirte toujours un peu avec l’oppression. Le patron est certes extrêmement poli et respectueux mais ce n’est que pour mieux dissimuler sa couardise (sa complicité inavouée ?) face à la violence des collègues qui consacrent l’horreur insupportable du patriarcat. Quant au père certes absent du film, rappelons que son personnage est emprunté au véritable « dépeceur de Mons » et que son fils veut continuer son œuvre ; difficile de faire plus lourde comme menace (symbolique ou non comme l’atteste la scène finale sur le registre bien assumé du fantastique) planant sur l’existence de la fratrie.

Pour les personnages principaux en effet, la filiation avec l’horrible dépeceur de Mons joue le thème de l’origine impossible, celle qui n’est plus là et continue de déployer ses effets – ainsi la maison qu’ils occupent est celle de leur père et Félix a à charge de poursuivre l’œuvre de son géniteur. Mais pour les spectateurs, l’expérience est quoique moins torturante tout aussi significative et symbolique puisqu’il s’agit de savoir où se situer, pour qui prendre parti, dès lors que – comme dans toute narration – on commence à s’identifier. Mais à qui ? Martha, de victime parfaite assume l’héritage familial en piégeant (et tuant) ses violeurs avec l’aide de son frère dans la clôture du film. Felix, quant à lui, offre une « femme de compagnie » à Martha, une de ses victimes qui sert de jouet à sa sœur. Et cette pauvre femme qui n’est qu’une victime de plus de la descendance du dépeceur, quelle surprise de la voir , après plusieurs séances de torture, assumer le rôle d’animal de compagnie, comme si elle en avait envie (« la famille s’agrandit » dit Martha). Ainsi de cette famille résolument monstrueuse peut naître un semblant d’alliance, de solidarité, de collectif qui évite à tout prix la solitude contrainte. N’est-ce pas cela au fond qui importe ? Le film vaut son visionnage rien que pour cette question. L’aspiration au collectif, à la communauté n’est-elle pas un objet vide de sens, une vieille idole qu’on manie d’autant mieux qu’on veut écraser l’individu – et en l’occurrence les femmes, comme le signale du reste furtivement un plan du point de vue de Martha sur deux femmes voilées ? Une chance d’appartenir à une communauté ou la garantie de la dissolution de soi ?

On regrettera au niveau formel un certain maniérisme des images tout aussi superflu que surprenant qui ne brise pas l’immersion dans l’intrigue ou le style du film, mais parait un peu trop appuyé pour être élégant. Ainsi les visions monstrueuses de Felix qui semblent bien être l’image du poids du Nom-du-père bien connu des psychanalystes mais qui en l’état n’ajoutent rien à l’expérience du spectateur. De même pour la scène de taillades finales qui se veut certes très esthétique (avec ses multiples plans au ralenti) sans pourtant que ça n’ajoute quoi que ce soit à une scène déjà dérangeante et nécessairement confuse ; est-elle expiatoire ou elle aussi déstabilisante ? Une question que ces petits défauts formels n’aident pas à poser.

Fiche technique : Megalomaniac

Genre : Epouvante Horreur
Année : 2022
Pays d’origine : Belgique
Durée : 1 h 58 min
Date de sortie (Belgique) : 22 juillet 2022
Réalisateur : Karim Ouelhaj
Scénariste : Karim Ouelhaj
Producteurs : Nicolas George, Karim Ouelhaj, Florence Saâdi

Le parfum de la dame en noir – Un giallo tourmenté.

Silvia, chercheuse en chimie, traumatisée par ses souvenirs d’enfance s’ennuie dans une vie consacrée à son travail. Une nuit, elle rencontre chez ses amis un professeur de sociologie qui lui fait l’éloge de la magie noire africaine et du vaudou. Entrée après cela dans un monde fantasque où il lui est impossible de discerner le rêve de la réalité, il lui faudra deviner le pire et faire le tri entre ses amis et ennemis pour échapper à la mort dans cette histoire qui s’amuse à brouiller les pistes sous le signe du voyage d’Alice au pays des merveilles.

S’il est beaucoup question de fleurs à l’écran, Il profumo della donna in nero se donne d’emblée comme un pot-pourri, de thèmes, de styles, de couleurs et sans doute de parfums – tantôt exotiques, tantôt capiteux. Il est vrai que le flot constant de personnages, de rebondissements et de retournements de situations à grands coups de musiques dramatique peut à première vue donner le tournis devant cet étrange objet cinématographique. Mais il faut dépasser ce sentiment pour arriver à profiter esthétiquement de ce film de genre, oublié et très critiqué à sa sortie pour lui reconnaître une inventivité formelle, thématique (chromatique même) et narrative à ne pas rater.

La mise en scène ne quitte en effet jamais le point de vue de Silvia (sauf pour quelques scènes où il s’agit de ceux qui la traquent qui ne font qu’ajouter à la confusion générale) pour fondre son expérience avec celle du spectateur et ainsi renforcer une identification problématique. Dans les précédents films évoqués, une telle identification n’allait pas de soi en raison de l’ambivalence torturée des personnages. Ce n’est pas le cas ici, la Silvia incarnée par Mimsy Farmer est une héroïne de giallo tout à fait classique. On ne nous demande pas d’imaginer le passé hors-champ de la protagoniste, mais celui-ci nous est révélé petit à petit à mesure que progresse l’horreur des scènes, dans la plus pure tradition du genre finalement – plus les images défilent et plus le sens du personnage et de l’intrigue s’opacifient. Candide, douce et fantasque à l’occasion, elle est surtout profondément belle et son visage juvénile peut incarner à merveille la fragilité et la confusion apeurée qu’une héroïne aussi tourmentée réclame. Car on s’éloigne vite des grosses ficelles du genre pour aller de surprise en surprise et c’est précisément l’intrigue labyrinthique qui rend ce film si captivant.

À mi-chemin entre l’horreur et le giallo, le mystère ne fait jamais que s’épaissir et n’est jamais un tant soit peu résolu. Dès qu’une péripétie s’achève, c’est une autre couche de mystère qui capte l’héroïne et même le dénouement ne résout pas toutes les questions. C’est que le film s’inspire très librement – disons thématiquement – d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. La désorientation et le labyrinthe de la pensée et du sens sont les véritables enjeu d’un récit aussi canonique mais parviennent mal à s’insérer sans dégâts dans une œuvre qui veut en plus jouer sur le terrain du polar, et pas n’importe lequel, le polar italien – genre très codifié du giallo.

Ainsi, on y retrouve tous ses éléments mais comme dispersés ou mélangés au shaker en sorte que la narration s’en éloigne constamment. Silvia est bien traumatisée mais là où la blessure se révélait être le moteur ou le catalyseur des crimes dans le giallo classique (qu’on pense à Le chat aux yeux de Jade ou La maison aux fenêtres qui rient), on découvre ici une toute autre configuration puisque celui qui blesse à l’arme blanche dans le souvenir (autre thème cher au giallo) n’est autre que Silvia elle-même.

S’il s’agit bien de reconstituer un puzzle de souvenirs censé fournir la vérité, l’identité du tourmenteur de Silvia, la reconstitution du passé n’offrent rien de tel dans la mesure où la folie de l’héroïne continue et s’accentue après-coup. Enfin, l’illisibilité de l’image (comme projection du non-sens de l’époque) est ici, comme dans nombre de giallo, bien présente mais surgit comme à contre-emploi. Ce thème qui vient notamment d’Antionioni (Blow up) où l’image ne fait plus sens par elle-même mais doit être l’objet d’une interprétation qui conduit dès lors l’action. Cette interprétation est exploitée dans de nombreux polars italiens où la résolution de l’enquête se confond avec l’injection réussie du sens dans ce qu’a vu le héros quitte à multiplier les interprétations et relectures, on pense évidemment au séminal Profondo Rosso d’Argento. Or, si Silvia est une sorte d’Alice romaine, ce n’est pas parce que le cadre et par la suite l’image manquent de quelque chose (comme le reflet de Profondo Rosso manque de la proximité nécessaire pour que Daniel s’aperçoive qu’il a vu un miroir) mais parce qu’elle est saturée de signes, de symboles et de renvois, jusqu’à la nausée.

Cette saturation s’exprime d’abord au niveau chromatique puisque quasiment chaque plan affiche un éventail de couleurs dont le symbolisme a été travaillé. Ainsi le vert émeraude profond revient à chaque fois que Silvia éprouve un malaise à savoir si elle se trouve dans le réel ou dans son rêve (référence au Vertigo de Hitchcock ?), le jaune quant à lui qui ne cesse d’être associé aux fleurs qu’on offre à Silvia semble refléter le souvenir et la douleur du trauma qu’elle doit accepter pour l’effacer de sa mémoire. Mais il y a aussi le vaudou, l’exotisme diffus de la référence africaine, le parfum, le rôle étrange d’une mère sous emprise, l’apparition hallucinée d’une femme tout aussi étrange et spectrale, le rapport à la mort distillé dans les meurtres mais également dans le trouble personnage du taxidermiste, etc.

Toutes ces notes ou ces tons sont jetés sur le film comme sur une toile mais ne semblent pas tous se fondre harmonieusement. On a plutôt l’impression d’un camaïeu criard duquel on peut dégager ou repérer quelques formes congruentes qui tentent bien de manifester un sens, sans trop de clarté. À mi-chemin entre Une fille qui en savait trop de Bava et Rosemary’s baby (surtout dans le final éblouissant mais déconcertant) de Polanski, le spectateur ne peut qu’apprécier cette surenchère stylistique dans la plus pure tradition baroque italienne. On empile couleurs et formes jusqu’à ce qu’un sens esthétique en émerge spontanément et c’est bien cela qui apparaît à l’écran lors du visionnage de ce film. Œuvre baroque qui se donne donc comme un parfum capiteux, celui des vieilles dames et de la nostalgie qui ravit ou donne la nausée.

Fiche technique : Le parfum de la dame en noir

Titre original : Il profumo della signora in nero
Genre : Epouvante Horreur
Année : 1974
Pays d’origine :
Durée : 1 h 41 min
Date de sortie (Italie) : 24 mars 1974
Date de sortie (France) : 9 septembre 2010
Réalisateur :
Francesco Barilli
Scénaristes : Francesco Barilli, Massimo D’Avak
Producteurs : Giovanni Bertolucci, Aldo U. Passalacqua