Merci Patron !, un film de François Ruffin : Critique

Merci Patron !, un documentaire tombé du ciel

Certains films ont plus de difficultés que d’autres à se faire distribuer. Là où un The Revenant profite d’un battage médiatique pré et post Oscars, doublé de qualités bankable inhérentes, certains longs-métrages doivent se battre avec des moyens bien inférieurs à ceux de la Fox. Sans parler de toute la petite production étrangère qui atterrit parfois miraculeusement sur nos écrans français (en général il faut avoir remporté au moins un prix quelconque), il y a également en France même des films qui ne peuvent être vus partout. C’est le cas par exemple de Louis-Ferdinand Céline de Emmanuel Bourdieu, en sortie à priori nationale ce mercredi 9 mars 2016, et pourtant totalement invisible à Lyon, malgré ses 7 multiplexes et sa dizaine de salles indépendantes, alors qu’on aurait pu s’attendre à une distribution normale, surtout quand le rôle principal est tenu par Denis Lavant. On pourrait du coup s’inquiéter lorsqu’il s’agit d’une production indépendante, et en l’occurrence, très indépendante puisque Merci Patron ! dont nous allons parler est produit en partie par des dons via la plateforme de financement participatif Ulule, à hauteur de 21 000€, et en partie financé indirectement par les abonnés à la revue Fakir.

Le documentaire, depuis sa sortie le 24 février 2016 et même avant, fait parler de lui, par petites touches. Refus de soutien financier de la part du CNC, censure puis interview tendue par la radio Europe 1, le film est, depuis son lancement, en proie à une distribution chancelante mais courageuse, puisque de nombreuses projections sont organisées dans tout le pays, la plupart du temps dans des cinémas indépendants, et bien souvent accompagnées de débats avec des personnalités aussi diverses que le réalisateur lui-même ou que l’économiste Frédéric Lordon. Que vaut donc ce succès à deux vitesses ?

Merci Patron ! est réalisé par François Ruffin, inconnu du grand public cinéphile, puisqu’il officie en tant que rédacteur en chef du journal indépendant Fakir, publié principalement en région amienoise. Ruffin a pu être entendu toutefois par les auditeurs de l’émission Là-bas si j’y suis, diffusée sur France Inter jusqu’en 2014. Doté d’un humour décalé que certains pourraient trouver grinçant au premier abord, le journaliste a démarré son tournage dès 2013. L’objet, c’est comme il le dit de rétablir le dialogue social entre des salariés qui ont été victimes des licenciements massifs émanent du groupe LVMH, et Bernard Arnault, président de ladite entreprise. Si ce nom ne vous dit rien, sachez juste qu’il est actuellement la plus grande fortune de France et la quatrième fortune mondiale.

La vie des gens

Le long-métrage commence par une contextualisation sommaire de la situation économique d’abord en France et puis par le prisme du groupe de luxe et de son patron, pour suivre dans un premier temps des anciens salariés qui travaillaient indirectement pour LVMH, et qui ont vu leur usine de sous-traitance délocalisée. Pour nous présenter tout cela, le film utilise intelligemment les images d’archives et les interviews des anciens salariés, le tout dans un humour satirique propre à François Ruffin, tant dans la manière dont est montrée le milliardaire que dans le moyen qu’il a de poser les questions aux salariés. Il titille de manière détournée, en demandant s’ils pensent que Bernard Arnault n’est pas quand même un grand entrepreneur, ou bien s’ils veulent acheter une action du groupe, afin d’avoir un poids lors des rencontres avec les actionnaires. Après de multiples rencontres qui devaient être le sujet principal du documentaire, le climax était obtenu avec l’intervention de François Ruffin lors de la journée des actionnaires de LVMH. Il est tout de suite sorti de la salle, et tout aurait pu s’arrêter là. S’il n’avait pas rencontré le couple Klur.

Le couple Klur est d’abord vu comme ces autres personnes du nord, comme d’autres salariés malchanceux qui acceptent de participer à ce projet fou qu’à François Ruffin d’acheter une action pour se faire entendre. Seulement, voilà, après la non-réussite du projet, voilà que le couple Klur cesse d’être vu comme la représentation du français d’en bas, très simple, qui est souvent vu par la capitale et le reste de l’hexagone avec ce mélange de mépris et d’attendrissement pour ces gens simples. Tout change lorsque le couple nous apprend que leur maison va être saisie. Même François Ruffin ne peut pas plaisanter à ce moment-là. C’est là que tout bascule. Merci Patron ! va finalement s’arrêter sur ce cas particulier, en nous rapprochant d’eux et en faisant d’eux le corps du film. Le dispositif est simple : réclamer un dédommagement à Bernard Arnault sous peine de dénonciation aux médias. Un chantage qui aurait pu rester lettre morte mais qui étonnamment ne l’est pas : un délégué de LVMH se rend chez la famille Klur. La suite se déroule en caméra cachée, soupçonnée mais non révélée par le médiateur du groupe.

Action discrète

D’un point de vue formel, Merci Patron ! est vraiment très bon. On a là un premier documentaire, qui utilise toutefois à merveille ses possibilités de montage et de mise en scène pour servir son propos sans jamais le détourner ou le trahir. Même si le procédé nécessaire de la caméra cachée limite forcément les possibilités de montage, elle n’en est pas moins constructrice du genre et sert admirablement le récit. Même si il n’est pas écrit à l’avance, il est remarquable de constater qu’on pourrait presque suivre le film comme un récit fictionnel. Il y a en effet de nombreux moments de tensions et une mise en scène des personnages, parfois volontaire, parfois non, qui font que le film est en soi un plaisir dans un premier temps de cinéma. On suit avec attention les péripéties de cette famille et les épreuves qu’elle doit traverser, notamment dans ses rencontres avec l’interlocuteur, qui, bien que flouté tout le long du métrage, n’en reste pas moins un opposant de poigne, impressionnant et intimidant. En cela, il est bien le méchant du récit, puisque c’est lui que l’on devra convaincre, et c’est lui qui est le plus à même de découvrir la supercherie, donc le plus dangereux.

L’humour omniprésent de François Ruffin et de ses collègues jalonnent le film, et lui-même n’hésite pas à feindre de ne pas savoir l’avancée du dossier, et le plaisir est alors dans le quiproquo, connu du seul spectateur. Il va même jusqu’à se grimer pour aller rencontrer l’intervenant, qui l’avait déjà vu. La mise en scène est ainsi visible, avec ce double jeu constant entre ce que montre François Ruffin au spectateur, et ce qu’il fait croire aux membres de LVMH. La véritable question de la représentation et des droits intervient clairement à la fin, lorsque le réalisateur se heurte à la close de confidentialité qui entoure le contrat signé par les Klur. Autre mise en scène, autre membre de LVMH piégé, la dernière partie qui sonne comme un épilogue apporte au propos une résonance politique et une conclusion logique, puisqu’à la fin les méchants se perdent eux-mêmes.

L’objet du combat

S’il brille par sa forme, modeste, c’est bien évidemment le fond qui intéresse le public et le réalisateur. Merci Patron ! est un documentaire à la première personne qui va voir les gens dans leur quotidien. Le tout avec un ton décalé et pas misérabiliste. La comparaison avec Michael Moore s’arrête là. L’américain a tendance à vouloir expliquer un peu trop la situation, ses tenants et ses aboutissants, en mettant à jour soit ses propres contradictions, soit en devant user de procédés pathétiques. Ici, rien de tel donc, puisque François Ruffin à l’intelligence de ne pas chercher à expliquer la situation, mais à pointer du doigt une situation qui ne marche pas, en nous faisant toucher du doigt une réalité sans chercher à la rendre plus terrible qu’elle ne l’est. Au final, que nous dit le film, s’il ne veut pas expliquer la situation ? Merci Patron ! montre qu’il y a une nécessité et un espoir. Porté par la médiatisation de la réforme du code du travail, le documentaire possède une résonance supplémentaire dans ce mois de mars. Nécessité d’agir peut-être, par des manières qui pourraient être celles menées par les Klur. Un espoir également, puisque les procédures engagées par les salariés ont abouties. Il prouve ainsi que l’union fait la force n’est pas qu’une formule en l’air. Comme le reconnaît lui-même très bien l’intervenant : « Ce sont les minorités agissantes qui font bouger les choses ».

Le sujet politique du film, un exemple en soi, dépasse le film lui-même. La nécessité et l’espoir de Merci Patron ! de François Ruffin montre son double potentiel politique, à la fois dans ce qu’il raconte et à la fois dans la manière dont on en parle et dont on le diffuse, puisqu’en effet, maintenant que le long-métrage existe bel et bien, le voir est déjà un acte nécessaire, dans un échange entre l’œuvre et le spectateur, nécessaire pour le faire vivre mais également nécessaire pour peut-être que le but du film véritable soit atteint, à savoir lever les consciences. C’est aussi un espoir que d’aller le voir en salles, puisque comme dit en début d’article, il est rassurant de voir qu’il est possible de diffuser ce genre de documentaire, qui n’aurait manifestement pas dû exister pour certains, mais c’est aussi un espoir redonné au spectateur par le biais du film, par cette histoire qu’on aurait cru inventée, mais qui n’est en fait qu’une fenêtre sur le réel, une porte d’accès sur le monde, le cinéma.

Merci Patron allie avec intelligence son propos et sa forme. François Ruffin, avec sa bande de Fakir, a réussi l’exploit de créer un documentaire satyrique réjouissant et triomphant, qui peut être apprécié tant par les cinéphiles que par les citoyens.

Synopsis : Serges et Jocelyne Klur, couple de cinquantenaires, travaillaient dans une usine textile dans le nord de la France, jusqu’à leur licenciement en 2007. Evidemment, les incompréhensions et la rancune se font sentir vis-à-vis de leur ancien patron. Heureusement, le journaliste François Ruffin est là pour tenter de rétablir un vrai dialogue social entre la France d’en haut et la France d’en bas.

Merci Patron ! : Bande-annonce

Merci Patron ! : Fiche Technique

Réalisation : François Ruffin
Avec : François Ruffin, Serge et Jocelyne Klur, Bernard Arnault, …
Image : Les Mutins de Pangée, Olivier Azam, Laure Guillot
Montage : Cécile Dubois
Producteurs : Édouard Mauriat, Anne-Cécile Berthomeau, Johanna Silva
Sociétés de production : Milles et Unes productions, Les Quatre Cent Clous
Distributeur : Jour2Fête
Date de sortie : 24 février 2016
Récompense : César 2017 du meilleur documentaire
Durée : 83 min
Genre: Documentaire
France – 2016