Le-Fils-Olivier-Gourmet-2002-Dardenne

Le Fils, un film de Jean-Pierre et Luc Dardenne : Critique

Avec La Fille Inconnue, les frères Dardenne signent leur dixième long-métrage et retrouvent les marches du Festival de Cannes pour la huitième fois. Déjà repartis à deux reprises avec la Palme d’Or (Rosetta et L’enfant), un Grand Prix du Jury (Le Gamin au Vélo) et un Prix du Scénario (Le Silence de Lorna), les Dardenne sont assurément de sérieux concurrents pour obtenir peut-être une troisième Palme d’or, raflant ainsi le record du nombre de Palmes obtenues.

Synopsis : Olivier est formateur en menuiserie dans un centre de réinsertion sociale. Un jour, la directrice lui demande d’accueillir Francis, un adolescent désireux d’apprendre les métiers du bois. Olivier refuse, prétextant qu’il a déjà trop d’apprentis. Le jeune garçon est alors placé dans l’atelier de soudure. Qui est Francis ? Pourquoi Olivier se met-il à le suivre dans les couloirs de l’établissement, dans les rues de la ville, jusqu’à son immeuble ? Pourquoi est-il ainsi attiré par lui ? Et pourquoi semble-t-il le craindre à ce point ?

Mais avant l’avenir, retour sur un film mémorable de leur filmographie. Ici ce n’est pas d’une fille dont il sera question mais d’un fils, ou plutôt d’un père. Après la consécration internationale obtenue avec Rosetta, les Dardenne souhaitaient simplement tourner un film dans lequel Olivier Gourmet serait de nouveau la tête d’affiche. Si le personnage principal du flm  s’appelle également Olivier, c’est parce qu’ils n’imaginaient personne d’autre pour incarner un père meurtri qui puisse paraître aussi quelconque que banal, un Monsieur Tout-le-Monde qui n’attire pas les regards mais auquel il est facile de s’identifier. Il faut savoir qu’Olivier Gourmet est de tous les films des Dardenne, devenant une muse qu’on retrouve avec grand plaisir à chaque film, que ce soit pour des rôles forts comme ici ou de manière très succincte dans Deux Jours, Une Nuit. Pour offrir un rôle à la hauteur de leur muse, les deux frères se sont inspirés d’un fait divers qui s’est produit à Liverpool, où deux jeunes adolescents ont été condamnés pour avoir kidnappé un enfant plus jeune qu’eux dans un centre commercial, avant de le tuer.

Au-delà même de l’acte, ce qui intéressait les deux réalisateurs, c’était les conséquences de ce crime sur la famille. Les deux cinéastes souhaitaient ainsi interroger la manière dont un enfant devient un assassin et le rôle des parents dans une pareille situation. Mais plutôt que filmer le drame, les Dardenne ont préféré imaginer ce qui se passerait si un père endeuillé – mais aussi une mère à sa manière – rencontrait par hasard l’assassin de son enfant. Ce qui les intéressait après Rosetta, c’était de faire « un film de vengeance » mais qui se voudrait plus nuancé qu’un vigilante movie. Le Fils est néanmoins à voir comme un drame social teinté d’un suspense étouffant, en témoigne le dilemme qui anime le père et pour lequel il fait preuve d’une forte résistance, tiraillé entre le pardon et son désir de vengeance. Comme à l’accoutumée, les deux cinéastes trouvent leur singularité cinématographique dans un affrontement entre le banal (les gens) et l’extraordinaire (la situation) pour créer des œuvres à l’histoire simpliste mais qui s’avèrent être de véritables combats existentiels. C’est toute la force de ces natifs de Liège qui interrogent l’attrait pour la vengeance et la notion de promesse et de pardon telle qu’elle avait été autrefois énoncée par Hannah Arendt dans La Condition de l’Homme Moderne.

Le Père

Issus du milieu du documentaire, les Dardenne trouvent leurs influences chez des cinéastes de fictions tels que Ken Loach, Roberto Rossellini et Maurice Pialat, soit des cinéastes à la patte naturaliste indéniable, touchant au plus près des corps et des sujets et dont le découpage sec et affirmé participe au caractère dramatique de tous leurs films. Comme leurs aînés, c’est toujours dans un milieu social – souvent ouvrier – que se déroulent les intrigues des films dardenniens. Il faut savoir qu’avant de s’inscrire dans un centre de formation en menuiserie, le récit devait initialement se dérouler dans une cuisine mais les deux réalisateurs s’inquiétaient de la représentation caricaturale qu’allait donner la présence de couteaux (donc d’armes blanches) et des ustensiles de cuisine dans l’environnement du personnage d’Olivier. Il s’est ainsi mué en menuisier, chargé de former des jeunes en réinsertion sociale, dont ce nouvel arrivant interprété par Morgan Marinne qui s’avère être le meurtrier de son fils. Ce dernier a été choisi pour sa ressemblance avec Jérémie Rénier, sa blondeur, son visage marqué par une colère enfouie et son teint angélique jouant en sa faveur.

Le travail est un thème omniprésent dans la filmographie des Dardenne. Répondant à un besoin anthropologique, les deux frères considèrent le travail comme lieu du rapport avec le réel et les autres. Être sans travail, c’est être condamné à la solitude, à l’inutilité. Dans une interview pour les bonus du film, Jean-Pierre disait : « C’est souvent à travers les gestes du travail que font les personnages que leurs rapports se construisent ». C’est  assurément l’apprentissage de ces gestes qui fonde le rapport social entre Olivier et son apprenti. C’est là l’unique intérêt de leur relation. Le travail permet à Olivier de s’épanouir et de trouver un sens à sa vie. Lorsqu’il a la possibilité de retourner travailler avec son frère dans une menuiserie, Olivier justifiera son refus par le fait qu’il réalise quelque chose de bien avec son métier dans le centre, et qu’il peut laisser un héritage à ses élèves. Comme un père à son fils. Car si ce quatrième long métrage dardennien s’intitule Le Fils, c’est davantage la figure du père, du mentor qui prend sens ici. Il avait même été un temps question que le titre du film soit Le Père. Le mentor est une figure qui parcourt régulièrement la filmographie des Dardenne, ce pour quoi ils expliquent avoir été fortement influencés dans leur vie par Armand Gatti. Considéré comme un mentor, Armand Gatti fut un ancien résistant italien de la Seconde Guerre Mondiale devenu poète et metteur en scène, porteur d’une influence politique à travers ses œuvres. Jamais les Dardenne n’auraient trouvé leur voie dans leur art sans l’existence de ce père spirituel qui leur a donné le désir d’évoquer le réalisme social : « C’est cela que nous appelons un « Père Spirituel », l’homme qui te donne le désir de découvrir de nouvelles choses. Et aussi un homme qui te surprend, tout en te donnant confiance. Il a joué un rôle important dans notre œuvre. Sans lui nous n’aurions pas fait ce que nous avons fait toutes ces années. »

Olivier est un personnage renfermé dans son passé, qui n’a jamais réussi à passer au-delà de la perte de son fils, contrairement à son ex-femme qui a réussi à refaire sa vie même si elle garde au fond d’elle une immense tristesse qui ne demande qu’à sortir. Entre le désir de vengeance et le besoin d’être libéré du deuil, Olivier devra être amené à faire un choix pour atteindre une libération rédemptrice sans quoi il ne pourra plus avancer dans la vie. Hannah Arendt avait évoqué dans ses écrits la notion de promesse et de pardon. Les Dardenne s’en inspirent strictement pour opposer deux croyances chez leur personnage, à savoir la promesse de se venger (jamais dit explicitement) et le pardon accordé à ce jeune garçon qui a payé sa dette. L’ambiguïté de la relation entre Olivier et Francis est pesante. Souvent dans le film, la mise en scène donne à voir un affrontement psychologique entre le chasseur aux aguets et la proie sans garde. Car derrière la transmission du savoir qui s’opère devant la caméra, Olivier est  autant animé par une pulsion de mort que par le désir de s’émanciper du deuil qui ronge sa vie. Olivier ne semble pas capable de pardonner à l’assassin de son fils mais il tente néanmoins de lui offrir son salut en lui inculquant l’expérience du métier du bois, ce qui permettra également à Olivier d’être sur le chemin de sa rédemption. C’est cette relation particulière s’inscrivant dans un rapport d’initiation maître/apprenti qui participe au salut des deux personnages. Cette tension palpable contribue à donner au film l’aspect d’un thriller où le malaise va crescendo jusqu’à un climax final dont la résolution est claire et sans ambiguïté.

Comme tout film dardennien qui se respecte, la mise en scène est au plus près du réel et du corps. Il y a constamment un rapport au corps remarquable où la caméra ne lâche jamais les déplacements du protagoniste. Car dans chacun des films, le ou les personnages principaux ne sont jamais lâchés par la caméra. Par sa mobilité, cette dernière est toujours en train de suivre le héros en situation d’urgence. Il n’y a pas de musique (sauf diégétique) et le montage ne s’embarrasse pas de tentatives vaines pour surligner le pathos d’une situation qui est déjà poignante par son aspect brut. La caméra à l’épaule est une des techniques de l’esthétique des frères Dardennes. Elle consiste en une image constamment en mouvement, qui permet une grande liberté d’action et de recadrage sur les gestes, les acteurs et les objets. Le choix de ce type de tournage est – sans doute – dû à un budget serré mais aussi par volonté artistique car les cinéastes se veulent proche du réel, où l’esthétique est à la limite du documentaire. Les Dardenne essaient le plus souvent de faire des plans séquences pour éviter les coupures, et donc recadrent sur l’instant et à l’instinct les actions importantes pour garder l’unité de la scène et des sentiments. Ne quittant jamais Olivier, la caméra épouse ses mouvements, son corps apparaissant comme relié à la caméra par un fil invisible. De tout le film, on ne voit que rarement le personnage dans son intégralité, le regard suit constamment le haut de son corps. La nuque est une partie du corps omniprésente dans Le Fils.

Il permet de placer le spectateur derrière Olivier, comme une sorte d’observateur, un curieux qui regarde par-dessus son épaule et qui adopte sensiblement son point de vue. Les histoires des frères Dardenne sont toujours inspirées par des récits du quotidien qu’ils ont entendus ici ou là et qu’ils souhaitent traiter pour une seule raison : interroger le spectateur. Chacun de leurs films vise à faire réfléchir le spectateur sur son attitude en pareille situation. Le réalisme social de leurs films ne vise jamais la magie du cinéma et ne fait que mettre les spectateurs face à la dureté du monde réel. Dans Le Fils, après avoir décidé de prendre sous son aile ce nouvel apprenti, l’ex-femme d’Olivier pose directement cette question : « Pourquoi tu fais ça ? », ce à quoi il répond « Je sais pas ». Au fond, qu’est-ce qui nous indiquerait que, nous spectateurs, agirions différemment ? Personne ne le sait. Chaque film des Dardenne est porteur d’un discours, ce qui pousse le spectateur à se rendre compte de son positionnement en telle situation. Par leur aspect froid et brut, les films dardenniens demandent peut-être un effort d’implication mais c’est le prix à payer pour saisir ces intrigues qui n’ont pas leur pareil pour faire réfléchir en plaçant le spectateur dans des situations simples mais cruciales. C’est aussi pour ça que Le Fils est un film aussi radical que bouleversant.

Le Fils assoit définitivement la réputation des frères Dardenne et semble encore plus abouti que Rosetta. Les deux cinéastes deviennent définitivement reconnaissables par leur style, leur ton et leurs sujets. On retrouve cette caméra à l’épaule froide et si éloignée de l’idée de la magie du cinéma, mais c’est ce qui fait la force des films dardenniens qui assoient ce genre si remarquable qu’est le cinéma social. Les Dardenne interrogent ici une situation universelle et donnent trois options à sa résolution (la vengeance, le pardon ou l’impossibilité de tuer). C’est là tout l’enjeu grandiose et maîtrisé de ce drame aux allures de thriller moral. Par son allure banale et disgracieuse, Olivier Gourmet est beau, grand et porteur d’une mélancolie communicative émouvante. C’est définitivement le rôle de sa vie. Si Le Fils demande de la rigueur, il passionne par son dilemme existentiel, fige par sa mise en scène, trouble par ses personnages, et abandonne le spectateur, remué et bouleversé par un récit à la force simpliste mémorable. Un très grand film.

Le Fils: Bande Annonce

Fiche Technique: Le Fils

Réalisation : Jean-Pierre et Luc Dardenne
Scénario : Jean-Pierre et Luc Dardenne
Distribution : Olivier Gourmet (Olivier), Morgan Marinne (Francis), Isabella Soupart (Magali)
Photographie : Alain Marcoen
Décors : Igor Gabriel
Costume : Monic Parelle
Montage : Marie-Hélène Dozo
Musique : /
Producteurs : Jean-Pierre, Luc Dardenne, Denis Freyd
Sociétés de Production : Les Films du Fleuve, Archipel 35
Distributeur : Diaphana Films
Budget : 2 500 000 €
Récompenses : Prix d’interprétation masculine pour Olivier Gourmet au Festival de Cannes 2002, Meilleur film francophone aux Prix Lumière 2003
Genre : Drame
Durée : 103min
Sortie en salles le 23 octobre 2002

France, Belgique – 2002

Reporter/Rédacteur LeMagduCiné