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Interview de Damien Leblanc, Les Révolutions de Mad Men

Pendant le festival Séries Mania, rencontre avec Damien Leblanc, auteur d’un essai conséquent sur Mad Men, nommé Les Révolutions de Mad Men.

Les Révolutions de Mad Men, disponible depuis le 28 mars 2017, réfléchit ainsi la série de Matthew Weiner diffusée entre 2007 et 2015 sur AMC. La note de l’éditeur : « Durant sept saisons, elle a montré l’Amérique des années 1960 à travers le regard de personnages évoluant dans la publicité, façonnant le rêve américain. Entre élégance visuelle, univers narratif original, héros mélancolique et évolutions politiques, elle s’impose comme un grand portrait de la société américaine passée et actuelle. »

Attention, si vous n’avez pas terminé la série, l’écrit comme l’interview vous dévoileront des éléments conséquents de l’intrigue. Vous voilà prévenus, maintenant, place à la rencontre.

Damien Leblanc, qui êtes-vous ?

« Je m’appelle Damien Leblanc, j’ai 34 ans. Je suis à la base fan de cinéma et de séries, et critique de cinéma depuis 10 ans. J’ai commencé pendant mes études à écrire dans des magazines étudiants, et puis il y a dix ans, de façon professionnelle. Petit à petit les séries télévisées sont devenues de plus en plus importantes. J’ai commencé à écrire sur des shows comme Un Village Français, Mad Men. Et je travaille pour Première depuis quatre ans. »

Écrire un essai sur l’ensemble de Mad Men n’avait pas encore été fait jusqu’ici. La série avait été évoquée ici et là, à l’image de son héros plus ou moins travaillé et théorisé.

« Au départ, pendant la diffusion de la série, j’ai écrit différents articles à son sujet. Et j’ai vu que pas mal de sites, de blogs français faisaient des comptes rendus de saisons et d’épisodes, donc c’était une vision de Mad Men un peu partielle à chaque fois. Un livre est sorti en France en 2011, mais c’était vraiment un livre photo, avec les coulisses de la série, la production… »

C’était plutôt promotionnel. 

« Oui, c’était un peu promotionnel. C’était un « beau livre » comme on dit. Et donc, Les Révolutions de Mad Men est le premier essai en français. Il y en a eu quelques-uns en anglais, dont Mad Men, Death and the American Dream, publié l’an dernier par Elisabeth Bronfen. Et les articles de la presse française sur la série ont été nombreux, je m’en suis rendu compte en écrivant le livre. Mais c’est vrai que des analyses sur l’ensemble de la série, sur les sept saisons qui permettent d’avoir une vision d’ensemble, il n’y en a pas vraiment. Et puis ça demande du temps. Analyser une série dans son intégralité pour en écrire plus de dix pages, ça demande beaucoup de temps. Même un article pour internet ou un journal sur une série, ça prend déjà plusieurs jours, plusieurs semaines pour l’analyse. Il faut déjà le temps de revoir le show. Je ne trouve pas ça évident.

Je trouve ça très dur et très plaisant en même temps. Parce qu’une série a tellement de choses à dire, c’est tellement long… Si on veut s’arrêter sur chaque scène d’un pilote, par exemple celui de Twin Peaks, on peut faire un article de quarante pages, parce que c’est sans fin, ça peut être très long.

Mon idée était vraiment d’attendre la fin de la série pour avoir du recul sur cette passionnante série. Je pense que tant qu’on ne connaît pas la fin d’une série, on ne peut pas totalement avoir un discours complet sur les personnages, notamment sur Don Draper, totalement énigmatique. Il faut vraiment attendre la dernière image de la série pour commencer à savoir quoi penser de ses agissements. »

Les Révolutions de Mad Men sont celles du récit de la série : sociales, historiques, et celles propres aux personnages ?

« Oui, c’était l’idée. J’aime beaucoup cette série depuis le début, mais c’est vraiment à la saison 4 – d’ailleurs la première que j’ai regardée en direct –, que la série change vraiment. Elle devient plus légère, plus drôle. Elle rentre plus dans les années 60 avec la libération des mœurs. Même le style de la série, avec ses couleurs, devient plus moderne. Il y a plus d’humour, de décontraction. Et en fait je suis parti de ça : une série qui arrive autant à changer en plein milieu. Vraiment la saison 4 est la saison centrale. Du coup, je me suis interrogé, et je me suis rendu compte que ce n’était pas seulement une série nostalgique ou critique des années 60, mais une réflexion sur une décennie entière de changements, d’évolution. Don Draper notamment, toute la première saison tourne autour du vol d’identité, et c’est déjà l’idée du changement. Avant même que la série commence, il a changé d’identité, de classe sociale. La question est alors : à quel point est-il prêt à changer pour être bien dans sa peau ?

Voilà, l’idée de changement dans Mad Men est narrative, politique, esthétique, et elle concerne ces personnages qui se sentent tous obligés de devoir évoluer pour s’adapter et ne pas être largués. Au cours de la série, certains personnages disparaissent. Il y a cette impression que Mad Men présente un univers dans lequel il faut s’accrocher pour avoir le droit d’aller au bout de la série, soit dix ans de vraies mutations sociales et politiques décrites de façon précise je trouve. Même si ça n’a pas l’air d’être le sujet principal au début. On a plus l’impression que c’est une série sur le machisme et sur des hommes qui fument et créent des pubs. Mais, c’est une réflexion sur l’Amérique, comme mythe du changement permanent. Je pense que le créateur s’interroge là-dessus : qu’est-ce que ce pays où il faut se réinventer pour survivre ? »

Justement, vous l’écrivez dans l’épilogue du livre (page 126). Et aussi que Weiner capte un cycle qui pourrait revenir au présent.

« Il y a des retours en arrière dans la série. Par exemple, Don Draper dans certains épisodes de la dernière saison ressemble au Draper du début. Weiner dit lui même que toute révolution se termine par une espèce de retour à l’ordre. Il cite Mai 68, mais aussi la révolution française. Il explique qu’après chaque révolution, il y a la menace du retour d’un ordre ancien. Ce qui est assez intéressant avec Mad Men, de nos jours, c’est que la diffusion a commencé quand George W. Bush était président. Puis Obama a été élu une semaine après la saison 2 (2008). Et la série s’est terminée en 2015 à un moment où on pensait qu’Hillary Clinton serait élue. Finalement on se rend compte qu’après la fin de la série, c’est Trump qui est élu. C’est facile à dire, mais c’est d’une certaine façon un retour en arrière de l’Amérique dans le sens où il s’est beaucoup référé aux années 80. Trump est un peu une créature des années 80. On doit reconnaître que c’est une sorte de retour du machisme. Justement je trouve que Mad Men arrive inconsciemment à traiter ça, c’est-à-dire du fait que toute révolution n’est jamais définitive et que tout progrès peut cacher de profonds conflits… Dans le livre, je fais un lien entre la façon dont la série parle du Vietnam, et celle dont le 11 septembre (2001) a été traité aux États-Unis. Et je me demande : est-ce que les guerres de l’Amérique ne sont pas des choses qui reviennent ? Une forme de cycle donc ? »

Le générique de Mad Men : chute d’un personnage et de son espace et de ses affaires dans les mensonges qu’il a créés, et qui le constituent.

Vous avez écrit que Weiner fait avec Mad Men un voyage fantasmatique dans le passé. Et en même temps, il n’hésite pas à représenter les mensonges et façades de la société américaine, que vous réfléchissez au début du livre. Même le quotidien de Don Draper est un mensonge parce qu’il trompe sa femme et possède une identité qui n’est pas la sienne. Et son travail consiste à créer du mensonge et à en vendre.

« Effectivement, la position de Weiner par rapport à sa série est assez ambiguë. Il veut à la fois prendre une distance sur ces années-là, et en même temps, il ne peut pas s’empêcher d’être fasciné par ce monde. Et du coup, il décrit ce monde comme un univers du mensonge et de l’illusion. Weiner est né en 1965, et son idée était de prendre un recul sur la génération de ses parents. Et en même temps, je pense qu’il a beaucoup fantasmé ces années 60. La mort de Kennedy, lui n’était pas encore né et ne l’a pas vécue. Et même si c’est une série extrêmement précise, extrêmement documentée, je pense qu’il met beaucoup de lui-même. En choisissant le milieu de la pub, il sait qu’il va insérer une part d’illusion, de fantasme, de duperie, tout en parlant de lui adulte.

Weiner a l’air de critiquer le monde de la publicité, celui du mensonge, et en même temps il finit la série sur une publicité Coca Cola très connue dont il dit qu’elle est selon lui extraordinaire et fascinante. C’est comme si il aimait bien le mensonge, finalement. »

Ne peut-on pas retrouver cette fascination mêlée à un recul avec le personnage de Bert Cooper face à l’événement des premiers pas de l’homme sur la lune (saison 7 – épisode 7 : « Waterloo ») ? Alors qu’il vient d’entendre le fameux « un petit pas pour l’homme, un grand pour l’humanité » de Neil Armstrong, il dit à voix haute « bravo ». Il a ainsi cette fascination pour la technologie, et même temps, vous avez noté que c’était des félicitations pour le meilleur slogan jamais inventé.

« Oui. Bert Cooper meurt ce soir là. Le soir de sa mort est le soir où il découvre les premiers pas de l’homme sur la lune. Et il a surtout l’air émerveillé par le slogan. Il se dit : oh c’est génial, ils ont réussi à résumer ce moment en une phrase que tout le monde retiendra. Et là, par contre, je ne pense pas que c’est cynique. Je pense que Matthew Weiner est vraiment ému. D’ailleurs c’est quelqu’un de très ému par ses personnages. Je pense qu’il a un vrai amour pour ses personnages. Et je pense que cette séquence où Bert Cooper décède est une séquence dans laquelle Matthew Weiner a mis beaucoup d’intensité émotionnelle en se disant qu’il voulait lui donner une belle mort. Et en gros, une fois qu’il a entendu un slogan publicitaire sublime et qu’il salue la façon dont on vend l’Amérique, et la conquête spatiale américaine. »

C’est hyper fédérateur.

« Oui, c’est ça. Il parle de l’humanité donc du monde entier. C’est une bonne question, je n’y avais pas pensé, ce passage de l’homme sur la lune peut annoncer la fin avec la publicité Coca Cola, dans laquelle on parle du monde entier, de l’humanité, de la planète entière, alors qu’en fait c’est quand même l’Amérique qui est vendue. Coca Cola est une marque américaine, quand on en achète, l’argent revient à l’Amérique. Et le premier pas sur la lune est une mission américaine. Donc effectivement dans la série, et cette scène de Cooper en est l’exemple, il y a l’idée de vendre l’Amérique avec des slogans qui semblent s’adresser à la planète entière. Mais là, il y a peut-être une toute petite critique de Weiner. Il a ce recul par rapport aux États-Unis dans le sens où il adore le cinéma européen, la France… Il parle de l’Amérique, mais il a quand même conscience qu’elle a beaucoup emprunté aux autres cultures, et que ça reste un pays jeune. Il a conscience que les États-Unis ne sont pas le centre du monde. D’ailleurs sa prochaine série, The Romanoffs, parlera plutôt de la Russie. »

« Mad Men est la quête d’un homme qui essaie de comprendre quelle est sa place dans le monde. »

– Damien Leblanc –

La fin de Mad Men donne l’impression d’assister à la fin d’une quête épique.

« On a l’impression qu’à la fin, il se reproche moins d’avoir volé l’identité de quelqu’un que de ne pas avoir réussi à en faire une œuvre digne de ce nom. La fin reste ambiguë. Finalement c’est peut-être dans le tout dernier plan que Don accepte d’être Don Draper le publicitaire, un mauvais père… La série met donc sept saisons à ce que Don accepte d’être un imposteur, et ça se fait par étapes et différentes strates : le travail, la famille.

Dans le dernier plan, on entend une petite sonnette, ce qui veut dire que « paf » : l’idée ultime arrive dans la tête de Draper. Ce qui est ambigu est que cette publicité a été créée par quelqu’un d’autre que Draper dans la vraie vie, mais elle a été effectivement créée par la véritable agence McCann-Erickson qui achète Sterling-Cooper à la fin de série. Donc, ça pourrait être l’inspirateur de cette pub, tout comme ça pourrait ne pas l’être. Je parle notamment de l’idée d’« un paradis ». C’est comme si les personnages recherchaient un paradis, un lieu, une espèce d’Eldorado, d’utopie ultime. La saison 1 parle d’ailleurs de l’utopie. Je pense que Cooper avec le voyage sur la lune, et Don Draper à la fin sur cette colline entourée de hippies avec la mer derrière lui… Ces personnages ont atteint leur propre paradis. Cooper peut mourir quand il a vu la lune à la télévision, c’est son paradis. Don Draper ne meurt pas à la fin de la série, mais la série peut s’arrêter parce qu’il a trouvé son Eldorado. D’ailleurs au début de la saison 7, il regarde un film chez Megan, Les Horizons Perdus (Frank Capra, 1937) qui parle d’un lieu paradisiaque. »

Ci-dessous, Don Draper trouve son « paradis ».

Vous avez écrit que Mad Men portait les fantômes des années 50.

« Pour Matthew Weiner, les films situés au début des années 60 parlent en fait de l’ancien monde des années 50, c’est-à-dire une époque très pesante où il y avait le Maccarthysme… Les mœurs n’étaient pas encore libérées. Il y avait le poids des règles morales. Pour lui, cette libération n’intervient que dans le milieu des années 60. Le début de la décennie est encore pesant, on essaye de s’extraire des règles sociétales, de l’atmosphère pesante, sans y arriver. C’est comme s’il y avait des fantômes qui nous tiraient en arrière en permanence. Toute la série parle de comment les spectres et les souvenirs du passé constituent une référence dont on ne peut pas totalement s’extraire. On ne peut pas uniquement vivre sans penser à des choses traumatisantes du passé. Don Draper est un personnage hanté par son propre fantôme. Il y a presque une culpabilité à être quelqu’un d’autre. L’Amérique demande en permanence à se réinventer, à être nouveau, moderne… Mais il y a une culpabilité dans le fait de se réinventer. D’ailleurs l’épisode « The Phantom » (saison 5 – épisode 13) est hanté par le suicide de Lane Pryce. C’est comme si le suicide du demi-frère de Don Draper dans la saison 1 et celui de Lane Pryce se répondaient, et montraient que le passé menaçait toujours de revenir afin qu’on s’interroge sur qui on est vraiment. »

On a d’ailleurs le personnage de Bert Cooper qui va revenir en tant que spectre dans un moment de comédie musicale (saison 7 – épisode 7 encore). Et il faut rappeler que son interprète Robert Morse est un ancien acteur-chanteur-danseur de comédie musicale (How to Succeed in Business Without Really Trying, entre autres).

« Oui c’est ça. Beaucoup des personnages de Mad Men voient leurs doubles ou une version ancienne d’eux-mêmes frapper à la porte. Jusqu’au bout, on évoque les morts et les parcours. Même Peggy, personnage le plus moderne, dans un des derniers épisodes, son collègue Stan lui reparle de l’enfant qu’elle a abandonné et de la condition des mères. Et elle doit repenser à cet enfant qu’elle a abandonné, à ce spectre qui la poursuit. Tous ces personnages, qui ont l’air de faire un bond en avant, de finir dans la lumière avec un sourire radieux… On nous rappelle qu’ils ont laissé derrière eux des perdants, sortes de doubles qu’ils ont eus à un moment donné. Et on a Betty Draper qui meurt à la fin, comme si les années 70 allaient être hantées par cette image de femme au foyer des années 50, qui ne disparaitra jamais complètement. »

Bert Cooper, spectre bienveillant, chantonnant et dansant.

Elle n’a d’ailleurs pas eu le temps de s’épanouir en tant que femme et individu comme elle le voulait. Elle désirait obtenir un diplôme de psychologie à l’université, elle perd un amour avec le départ du jeune Glen au Vietnam. Tous ses désirs meurent dans cette décennie, avec elle.

« Oui. Betty Draper est un peu le seul personnage dont le destin est inachevé. Elle n’a pas le droit de rentrer dans les années 70, ni de gouter au nouvel hédonisme qui libère les personnages. L’idée des fantômes, c’est aussi l’idée de ce qui est inachevé. Je le dis dans le livre à propos des femmes dans la série : beaucoup de femmes s’émancipent, se libèrent ; d’autres restent prisonnières comme Betty qui meurt, ou l’ancienne amante de Pete Campbell qui a subi des électrochocs et dont le souvenir pourrait peser sur la conscience de Pete, qui de son côté réussit. »

Les Révolutions de Mad Men est disponible depuis le 28 mars 2017 chez les éditions Playlist Society. Prix indicatif : 14 euros.

Mad Men est disponible en DVD et Blu-ray chez Metropolitan Video.

Fiche Technique : Mad Men

Création : Matthew Weiner
Réalisation : Phil Abraham, Michael Uppendahl, Jennifer Getzinger, Matthew Weiner, Scott Hornbacher, Alan Taylor, John Slattery, Tim Hunter…
Scénario : Matthew Weiner, Jonathan Igla, Kater Gordon, André Jacquemetton, Maria Jacquemetton, Erin Levy, Carly Wray, Lisa Albert, Semi Chellas…
Interprétation : Jon Hamm, Elisabeth Moss, Vincent Kartheiser, January Jones, Christina Hendricks, Aaron Staton, Rich Sommer, John Slattery, Robert Morse, Kiernan Shipka…
Musique : David Carbonara
Producteurs : Jack Lechner, Todd London, Greg Schultz, Scott Hornbacher, André Jacquemetton, Maria Jacquemetton, Lisa Albert, Blake McCormick, Dwayne L. Shattuck
Production : AMC
Diffusion : AMC (Etats-Unis)

États-Unis – 2007 – 2015

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