Elle, un film de Paul Verhoeven : Critique

On pouvait craindre un improbable rape & revenge chabrolien… c’est lorsqu’on se rend compte que l’on à affaire à un mélange – tout aussi improbable – entre Buñuel et Haneke que l’on comprend qu’on est chez Verhoeven !

Synopsis : Michèle Leblanc est une cinquantenaire au fort caractère, à la tête d’une société de jeux vidéo. Un après-midi, un homme masqué pénètre chez elle et la viole. Plutôt que d’avertir la Police, Michèle, incapable de s’assumer en tant que victime, va tenter de le débusquer afin de le manipuler.

Le vice dans la chair

Dix ans. Dix ans déjà qu’on attendait le retour de notre bien-aimé « Hollandais Violent ». Discrédité à Hollywood après les échecs commerciaux successifs des sous-estimés Showgirls et Starship Troopers et du – bien plus oubliable – Hollow Man, Paul Verhoeven avait déjà dû revenir sur ses terres natales pour signer son excellent Black Book en 2006. Mais depuis, en dehors l’exercice nanardesque Tricked en 2012 (qui n’est cependant pas à négliger, dans le sens où il s’agit du premier-long métrage entièrement financé par Crowdfunding), les fans restaient dans l’espoir que le réalisateur néerlandais parvienne à mettre au point le biopic de Jésus sur lequel il travaille depuis si longtemps et à propos duquel il a écrit un livre véritablement passionnant. C’est donc avec une certaine surprise que l’on a appris que son retour sur les grands écrans se ferait via l’adaptation d’un autre ouvrage mais surtout une production franco-française (quoiqu’un peu allemande aussi pour être honnête). Un retour d’autant plus remarqué qu’il fut sélectionné à Cannes, où sa diffusion a pleinement satisfait les critiques.

Elle est donc tiré du roman français au titre tout aussi monosyllabique « Oh… » de Philippe Djian, un auteur dont les écrits ont plusieurs fois été portés à l’écran, notamment dans le déjà sulfureux pour l’époque 37°2 Le matin (Jean-Jacques Beineix, 1985). Après s’être vu refusé d’adapter cette histoire aux Etats-Unis, où elle fut jugée contraire aux codes de la sacro-sainte bien-pensance, Verhoeven s’est donc logiquement tourné vers la France, et en particulier vers Saïd Ben Saïd, ce producteur franco-tunisien qui, en 12 ans, est tout de même passé de Les Dalton au dernier Cronenberg. C’est ensemble qu’ils ont mis au point ce film qui prouve, avant toute chose, que le réalisateur de Total Recall sait s’acclimater au cinéma local, comme il l’a fait en arrivant à Hollywood, sans perdre de son mordant. Car, contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, à aucun moment Verhoeven n’a cherché à faire du cinéma « à l’américaine » et semble avoir parfaitement digérer les codes du cinéma d’auteur hexagonal (photographie terne, plans fixes, décors domestiques…) pour mieux y apporter sa patte anticonformiste. Depuis toujours fasciné par les personnages féminins forts (de celui de Jennifer Jason Leigh dans La Chair et le sang à celui de Carice van Houten dans Black Book, en passant évidemment par Sharon Stone dans Basic Instinct qui lui avait valu sa dernière Sélection à Cannes), le réalisateur a eu un éclair de génie en faisant appel à l’inénarrable Isabelle Huppert, qui d’ailleurs était, de l’aveu de Philippe Dijan, pressentie pour le rôle dès l’écriture du livre.

Débutant par le choc primaire d’une scène de viol, le film nous immerge aussitôt dans l’ambiance malsaine de son récit. Et pourtant, à l’inverse des nombreuses scènes similaires filmées de façon frontale (Orange mécanique, C’est arrivé près de chez vous, Irréversible…), ici l’usage du hors-champs -alors que la caméra se pose sur l’unique témoin de la scène (en l’occurrence, le chat)- et de deux flashbacks, qui en proposeront un déroulement différent, font de cet acte immonde un objet de fantasme laissé aux bons soins de l’imagination du spectateur. Une mise en abyme qui prouve que Verhoeven va s’amuser, tout au long du film, à manipuler le public pour le tenir à distance du moindre repère moral auquel se raccrocher. Pensé à la façon d’un portrait de femme, le personnage interprété par Isabelle Huppert est présente sur chaque plan et apparait comme la quintessence de l’ambiguïté psychologique. Patronne autoritaire embourgeoisée, fille d’un tueur en série en prison depuis 35 ans et d’une cougar botoxée (Judith Magre), mère d’un grand dadais immature dans le déni de l’adultère de sa copine (Jonas Bloquet et Alice Isaaz), divorcée d’un écrivain raté qui s’accroche désespérément à elle (Charles Berling) et maîtresse du mari de sa meilleure amie très naïve (Christian Berkel et Anne Consigny), Michèle est pour ainsi dire un personnage auquel il est bien difficile de s’identifier, ce qui gênera immanquablement les spectateurs habitués à se retrouver dans les héros aseptisés du cinéma hollywoodien.

Mais toute la force du récit repose dans le rapport que cette femme victime d’une agression sexuelle va entretenir avec son auteur. Aussitôt après ce qui aurait dû être pour elle un traumatisme, Michelle prend un bain. Un geste qui peut sembler anodin mais qui illustre très bien  la façon dont elle va s’imprégner de ce viol, représenté à l’écran par une tâche de sang dans la mousse, plutôt que de chercher à en éliminer les traces pour s’en purifier. C’est parce qu’elle refuse d’être traitée comme un vulgaire objet sexuel qu’elle va, dès lors qu’elle sera persuadée que le coupable est dans son entourage et non pas un inconnu désireux de venger sur elle les crimes de son père, se lancer dans un petit jeu de provocations pervers afin de dénicher le coupable pour prendre la main sur cette relation dominant/dominée. Toute une partie du film agréablement dérangeante, pleine de tensions et de défiance des uns envers les autres, faite de jeux de regards et de sous-entendus entre Michèle et les personnages secondaires. Sa famille et ses amis, ainsi que ses voisins. A noter d’ailleurs que le personnage de la voisine bigote (Virginie Efira) a pris plus de place que dans le roman, marque de l’obsession de Verhoeven pour la religion, et en particulier prétexte à placer la réplique, à propos des fêtes de noël « Ce que j’aime c’est le moment de la natalité, c’est là que tout a commencé », qui ne prend son sens que lorsqu’on sait que, dans sa relecture des Evangiles, le Christ est issu d’un viol.

Parce que toutes ces figures caricaturales manquent cruellement de nuances, limitées à leurs vices respectifs au point de les rendre quelque peu grotesques, l’ensemble prend l’allure d’une satire sociale en forme de farce absurde, dont le mauvais goût assumé (exacerbés par les extraits de jeux-vidéo) va susciter des rires honteux. Le manque de subtilité dans la peinture de cette petite bourgeoisie et de ce milieu misogyne, où tout suinte le malsain, devient ainsi vecteur d’un ton décalé qui lui-même va rendre l’amoralité absolue du personnage principal plus perturbante encore. Un équilibre délicat et parfaitement maîtrisé jusqu’à un point de rupture qui fera perdre au dernier acte du scénario le mordant de ce qui a précédé. La révélation de l’identité du violeur va en effet faire déplacer la source du malaise de l’installation d’un doute paranoïaque, dans une atmosphère quasi-hitchcockienne, à celle d’une relation passionnée profondément perverse. Le basculement psychologique qui aura fait passer Michèle de l’état de proie à celui de prédateur pose une inversion des rapports de force sexistes qui est un cheminement récurrent chez Verhoeven (Steppers, Showgirls…) mais qui n’aura, en termes de perversion, jamais été poussé aussi loin que par cette façon d’imaginer une femme tombant amoureuse de son violeur. Un argument éminemment sujet à controverse dans notre société post-féministe. Toutefois, les scènes de viols rapidement expédiées dans la dernière demi-heure mais surtout le fait que la réplique la plus explicite et controversée du roman soit coupée dans le film (« J’ai connu pire avec des hommes que j’avais librement choisis ») circoncisent quelque peu le jusqu’au-boutisme trash et transgressif de la transposition de ces pulsions sadomasochistes.

Quoiqu’il en soit, le mal à l’aise dans lequel est plongé le public par ce récit amoral n’a d’égal  que l’équivoque de ce que représente l’énigmatique et  sulfureuse Michèle, à la fois effrayante sociopathe, porte-étendard d’une génération de femmes fortes et affairistes que rien ne semble ébranler et victime de deux hommes (son père et le violeur) dont les crimes ont bouleversé la vie au point de l’empêcher de se sociabiliser. Un peu les trois peut-être.

Elle : Bande-annonce

Elle : Fiche technique

Réalisation : Paul Verhoeven
Scénario : David Birke d’après l’œuvre de Philippe Djian
Interprétation : Isabelle Huppert  (Michelle), Charles Berling (Richard), Jonas Bloquet (Vincent), Laurent Lafitte (Patrick), Virginie Efira (Rebecca), Anne Consigny (Anna)…
Photographie : Stéphane Fontaine
Montage : Job ter Burg
Musique : Anne Dudley
Direction artistique : Laurent Ott
Producteurs : Saïd Ben Saïd, Michel Merkt
Sociétés de production : SBS Films, France 2 Cinéma, Twenty Twenty Vision
Distribution (France) : SBS Distribution
Récompenses et festival : Compétition officielle à Cannes 2016, Césars 2017 de la meilleure actrice pour Isabelle Huppert et du Meilleur film
Durée : 130 minutes
Genre : Drame, thriller
Date de sortie : 25 mai 2016

France – 2015

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