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Copyright Emilie Arfeuil | Alexe Liebert, réalisatrice de "Sinjar, naissance des fantômes"

Sinjar, naissance des fantômes : interview d’Alexe Liebert

Jérémy Chommanivong Responsable Cinéma

De tout temps, les morts dialoguent silencieusement avec les vivants. Mais qu’en est-il lorsqu’ils ne font plus qu’un ? Les Yézidis forment un peuple qui n’a cessé de vivre en martyr, jusqu’à ce qu’il s’efface peu à peu de sa propre histoire. Sinjar, naissance des fantômes explore la culture des Yézidis en puisant dans la souffrance, individuelle et collective, que nombre d’entre eux ont emmagasinée depuis l’invasion de l’État islamique sur leurs terres le 3 août 2014. Tel un conte hors du temps, mais aux cicatrices bien réelles, le premier long-métrage documentaire d’Alexe Liebert restitue la parole aux victimes en voie de guérison. À l’occasion de sa sortie au cinéma le 19 juin 2024, nous avons longuement échangé avec la cinéaste. Une rencontre aussi captivante que bouleversante.

Je voulais explorer comment la mémoire d’une communauté pouvait se reconstruire après ce genre de traumatisme.

Pourriez-vous revenir sur votre parcours artistique et votre univers créatif jusqu’à Sinjar, naissance des fantômes ? Qu’est-ce qui vous passionne dans les images, leur mouvement et leur sens ?

Je viens de la fiction au départ. Et je me suis rendu compte, en voyageant à droite à gauche, que les histoires que me racontaient les gens, que les histoires qu’ils avaient vécues étaient beaucoup plus intéressantes que les histoires que j’essayais d’écrire pour mes personnages. C’est pour ça qu’un jour j’ai vrillé et je suis passée au documentaire, que je trouve beaucoup plus fort et intense. Je trouve également les règles de fabrication du documentaire beaucoup plus souples que la fiction, notamment dans la faisabilité et dans l’économie. On peut partir du jour au lendemain dans un pays et commencer à réaliser un film documentaire. Pour la fiction, c’est un peu différent. Il y avait donc cette liberté d’écriture qui m’intéressait. Et il y a eu aussi cette attirance pour la photographie.

Il y a une dizaine d’années, mon premier documentaire, Scars of Cambodia, je l’ai réalisé avec une photographe dans le but de mélanger photos et vidéos et voir ce que ça pouvait donner. Et à côté, je faisais beaucoup de films photographiques, c’est-à-dire des films uniquement composés de photos. C’est une grande réflexion que j’ai, d’un point de vue uniquement formel, sur la temporalité d’une image et sur ce qu’elle raconte lorsqu’elle est fixe ou en mouvement. Lorsqu’elle est fixe, l’est-elle réellement ou est-ce qu’elle donne une autre forme de mouvement ? Il y a tout un monde qui me passionne là-dedans et que je mets ensuite au service de mes films documentaires. J’ai aussi des thématiques de prédilection comme la déconstruction et l’évolution de la mémoire, qu’elle soit individuelle, communautaire ou familiale. Ce sont des choses qui m’intéressent énormément et mes projets se construisent autour de ces notions.

Après, tout ce qui est post-traumatique ou le génocide, ce n’est pas mon dada (rires), même si j’ai beaucoup travaillé dessus. Pour mon film sur Sinjar et les Yézidis. Je voulais explorer comment la mémoire d’une communauté pouvait se reconstruire après ce genre de traumatisme et par quel biais. Il s’agit ici de la parole, qui est leur manière de procéder dans leur tradition et dans leur religion.

Comme vous l’avez dit, votre documentaire se rapproche justement de celui que vous avez réalisé il y a un peu plus de dix ans au Cambodge. Vous y filmiez les traumatismes d’un rescapé des Khmers Rouges, notamment à travers sa gestuelle. Ici, le procédé passe essentiellement par plusieurs voix, mais qui racontent la même histoire.

C’est exactement ça. On s’en est d’ailleurs rendu compte au fur et à mesure de notre tournage. On a enregistré un premier témoignage, un second, un troisième… Petit à petit, on se rendait compte avec Michel Slomka, le photographe avec qui j’ai travaillé, qu’il s’agissait des mêmes histoires, des mêmes lieux, des mêmes dates. On était en train de mettre à jour une forme de systématisme mis en branle par l’État islamique dans cette volonté de créer une économie de guerre pour subvenir à leurs besoins, en vendant les femmes comme esclaves sexuels pour s’acheter des armes.

C’était une chose d’en parler, mais nous nous sommes demandés comment mettre en forme ce systématisme dans le film, comment faire passer ce message-là. Et ça a été cette première grande séquence de témoignages de femmes, qui constituait un tiers du temps de travail sur le montage, parce que nous avions des heures et des heures de témoignage. Il fallait alors créer un témoignage, mais avec une multitude de voix différentes. Alors qu’à l’inverse, je suis plus fan de quelque chose de l’ordre de la synecdoque. Dans Scars of Cambodia, c’était un homme, un témoignage, mais qui raconte finalement toute une période, quand bien même le voisin n’a pas vécu la même chose. On n’a pas besoin d’écrire toutes les briques d’un mur de briques pour comprendre qu’elle est essentiellement composée de briques. Dans Sinjar, j’ai fait l’exercice inverse en prenant un bout de la parole de tout le monde pour en faire un seul témoignage, incarné par l’intégralité des femmes que l’on a croisées. C’était notre but également que toutes les femmes parlent. Il n’y a pas de coupe au montage. Elles ont accepté de nous parler, c’était donc important et logique pour nous que leur parole soit retransmise dans le film.

Qu’est-ce qui a justement attiré votre attention sur les événements qui ont eu lieu à Sinjar ? Quel a été le déclencheur ? Et comment en êtes-vous venu à vous associer à Michel Slomka, photographe documentariste ?

Ce qui a déclenché tout ça, ce sont les attentats à Paris, le 13 novembre 2015. J’y habitais à l’époque et une semaine après le drame, j’ai croisé Michel par hasard. Lui avait envie de faire de la photo et moi de la vidéo. On avait cette même envie de faire des images, sans vraiment savoir pourquoi. On connaissait déjà nos boulots respectifs sans se connaître personnellement, mais on travaillait sur les mêmes thématiques. Moi au Cambodge, lui à Srebrenica par exemple. On a rapidement sympathisé et c’est lui qui m’apprend que le 13 novembre 2015 coïncidait également avec le jour de la libération de Sinjar en Irak. L’État Islamique a donc enfin été mis aux portes de la ville.

D’une même date ressortait donc deux énergies, deux histoires complètement différentes et deux facettes de ce qui se passait dans le monde, tout en étant reliées à Daech. Au départ, on était attiré par un double projet. À la fois à Paris et à Sinjar. Sauf qu’à Paris à l’époque, c’était un peu compliqué de travailler sur ce sujet-là. On a donc décidé de partir en Irak et sur place, on a compris que le sujet était vaste et très complexe, qu’il nous faudrait beaucoup de temps pour creuser ce sujet et le comprendre dans sa globalité. On a donc abandonné Paris, mais je trouvais ça plus intéressant de parler d’une communauté et d’une religion que personne ne connaît plutôt que de parler de Parisiens.

Ce que l’on retient de votre documentaire, c’est justement le portrait social, culturel et religieux des Yézédis, un peuple invisibilisé, et que beaucoup de spectateurs découvriront sans doute à travers votre film. Comment avez-vous rencontré les différents intervenants lors de votre investigation ? Quelle en a été la durée ?

On n’est pas resté tant de temps que ça. On a fait quatre voyages de deux semaines, répartis sur deux ans pour plein de raisons. Les autorisations de tournage en zone de guerre ou dans les camps de réfugiés sont assez courtes. Et au départ, il s’agissait d’une autoproduction et on payait les fixeurs, à coup de 400-500€ par jour… On avait donc des limites financières. On a mis beaucoup de nous dans ce projet-là au départ. Et ces fixeurs, qui nous ont aidés à faire la traduction, nous insistions pour qu’ils soient Yézidis, qu’ils fassent partie de cette communauté.

Premièrement, c’était pour une histoire de langue, parce qu’il y a certains Yézidis qui parlaient un mélange de kurde et de plein d’autres choses. Nous avions besoin de quelqu’un qui puisse les comprendre. Deuxièmement, le fait d’être Yézidi, c’était déjà quelqu’un qui pouvait comprendre notre vision du projet pour l’expliquer aux personnes que l’on allait rencontrer. C’était un premier lien de confiance avant nos rencontres et avant que l’on puisse poser nos questions. Après, on n’était pas photojournalistes, on n’était pas dans cette temporalité de journalistes de terrain, à vouloir absolument écrire pour le lendemain. Nous voyons les choses sur le long terme et on prenait donc le temps avec chaque personne.

Malgré cette relation de confiance, comment avez-vous trouvé le bon ton et la bonne distance pour raconter leur résilience à l’écran ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières au montage, avec tous les rushs accumulés ?

Ça a été justement un problème. C’est-à-dire que nous sommes partis sans scénario. Il y avait quelque chose d’urgent. On n’a pas eu le temps de créer des dossiers de subventions.

Vous avez donc opté pour un travail brut.

C’est ça et pourtant, c’est aussi une manière d’écrire que j’aime beaucoup. Le fait d’emmagasiner toujours plus et de regarder ce que j’ai au final, avant de décortiquer les éléments et de commencer l’écriture au montage. Je considère vraiment le montage comme la seule et unique grande écriture d’un film documentaire. Mais j’ai quand même mis plus d’un an avant de trouver le film rouge, parce que le projet est complexe et qu’il s’est étalé sur plein de zones différentes géographiquement, sur plusieurs générations et points de vue. Les Yézidis, leur histoire, leurs traditions, vouloir rester sur les femmes et sur ce qu’elles ont vécu mais aussi comment transformer ça en conte.

C’est justement le mot « conte » qui a été l’étincelle pour trouver le fil narratif du film. Je crois que c’est un bouquin de Georges Didi-Huberman (Sortir du noir) que j’ai lu et qui parlait du conte documentaire et du film Le Fils de Saul, de László Nemes. Je savais que je voulais raconter les choses différemment, mais je n’avais pas encore mis la main sur les archétypes du conte et sur ce qui fait qu’une histoire devient un conte, avec son narrateur. C’est quand on a choisi que c’était la montagne de Sinjar, terre ancestrale des Yézidis, qui raconterait l’histoire, que tout s’est écoulé derrière et le montage était beaucoup plus simple. Pendant plus d’un an, je faisais de petites séquences à droite à gauche, plusieurs courts-métrages, mais j’étais bloquée. C’était mon premier long-métrage donc ce n’était pas facile d’en venir à bout.

Votre conte est justement traversé par la voix de Golshifteh Farahani. Y a-t-il une raison particulière au choix de cette narratrice ? Et en dehors de la voix off, vous a-t-elle été d’un grand soutien dans votre démarche ?

Il ne pouvait pas y avoir quelqu’un d’autre en fait. C’était Golshifteh ou personne. J’avais déjà la voix d’une amie, qui est aussi conteuse française, qui n’a pas d’accent et qui a une très belle voix également. Mais il manquait un petit truc, il manquait ce côté incarné. Ça faisait trop conte raconté au bord d’une cheminée. N’importe qui pourrait raconter la même histoire, ça marcherait tout autant. On a bien sûr réfléchi sur le choix de la voix. Il nous fallait donc une nouvelle voix qui incarne plus la montagne. Et au-delà de ses talents de comédienne et au-delà de sa magnifique voix, Golshifteh est aussi une femme qui, humainement, possède un engagement profond. C’est une militante extrême et pour moi, c’était la seule qui pouvait à la fois représenter la montagne, mais aussi nos valeurs en tant qu’auteurs sur ce film. Il n’y avait pas plus solide qu’elle pour incarner la montagne.

C’est effectivement un choix fort, qui vient compléter les chants d’un homme yézidi que l’on entend tout au long du visionnage. Dans ses paroles, on trouve la souffrance, l’incompréhension et la colère des Yézidis, contraints à l’exil. Comment l’avez-vous rencontré ?

On a rencontré Dakhil Osman par hasard. C’est un chanteur très connu des Yézidis sur place. Il fait partie de ces chanteurs et conteurs de cette tradition orale du yézidisme. Toute la mémoire de la communauté et de sa religion passe par la parole. C’est donc aussi du devoir de Dakhil Osman d’écrire sur ce que vit la communauté, en construisant au fur et à mesure sa mémoire. Le massacre qu’ils ont vécu en 2014 se doit d’en faire partie. Il s’est créé une mission en créant ses chansons autour des conséquences de ce massacre, de l’après-guerre aussi. Personne ne lui a rien demandé, ce sont des chansons qu’il avait déjà écrites et qu’il avait déjà chantées pour d’autres. Il nous les a juste transmises pour le film parce qu’on lui a expliqué notre projet. On a donc passé beaucoup de temps avec lui, c’était chouette. On l’a suivi dans plein de choses différentes. Et pour lui, ce n’était même pas une question de nous offrir ses chants. C’est une volonté de passage de relais de la parole. Étant donné que nous réalisions un film sur cette thématique et sur la mémoire de la communauté yézidi, pour lui, c’était évident que ses chansons devaient faire partie du film.

Son geste, bouleversant, met effectivement l’accent sur la culture de la mémoire. Les Yézidis ont d’ailleurs un terme pour définir ces atroces souvenirs, le ferman.

Le ferman est un mot turc au départ, synonyme de massacre depuis l’Empire ottoman, et qui a été repris par les Yézidis. En fait, ils comptabilisent le nombre de massacres dont ils ont été victimes tout le long de leur histoire. Celui-là étant le 74e. Et le mot ferman est très lourd de sens pour eux. C’est un peu comme Voldemort dans Harry Potter, on ne sort pas le mot ferman chez quelqu’un sans savoir de quoi il retourne.

Votre film déploie tout un tas d’émotions que le spectateur est amené à projeter grâce à ces témoignages face caméra, des plans fixes sur la vallée de Sinjar et des arrêts sur image. Comment avez-vous élaboré cette approche sensorielle et presque hors du temps ?

Le conte permet de détemporaliser le film, c’est une chose. Et avec Michel (Slomka), nous avons beaucoup discuté de la temporalité de l’après-guerre. C’est quelque chose que l’on retrouve dans beaucoup d’autres projets. Il y a un photographe-réalisateur qui s’appelle Adrien Selbert qui a beaucoup travaillé sur Srebrenica et qui pose la même question, se demandant combien de temps ça dure. La guerre est délimitée dans le temps, c’est 14-18, c’est 39-45, c’est trois mois, huit semaines, etc. Mais l’après-guerre peut durer pendant plusieurs générations et c’est cette notion qui est intéressante et que nous voulions explorer, à l’écrit, dans la théorie, philosophiquement et formellement. Que peut représenter l’attente d’un proche qui ne reviendra peut-être jamais, par exemple ? Ça peut être une errance continue dans des ruines, dans un camp de réfugiés presque désert.

C’est aussi avec cette notion que le sous-titre du film prend tout son sens, « naissance des fantômes ». On peut donc y projeter des spectres dans les espaces vides que vous avez filmés. Et en même temps, ces fantômes, ce sont aussi ces Yézidis rescapés qui sont à la fois vivants, mais effacés de leur propre histoire.

C’est un peu ça, on les a toujours considérés comme des fantômes, certains un peu plus violemment que d’autres. On les traitait de mécréant, comme l’État islamique. Mais en effet, il y a cette double signification du mot fantôme. Le fantôme vivant et le fantôme qui se réfère à l’absence. Le titre est un peu lourd quand on le prononce, mais d’un point de vue sémantique, je trouve qu’il est fort.

Ça l’est d’autant plus lorsque l’on repense aux femmes, qui ont une place particulière dans ce documentaire. Si elles peuvent soulager leurs souffrances individuelles grâce à la parole, comment peuvent-elles guérir et espérer renaître au sein de leur communauté ?

Il y a un esprit communautaire très fort pour le coup. C’est ça qui leur permet d’avancer. Si on prend l’exemple des femmes violées, en suivant les traditions assez strictes des Yézidis, elles ne pourraient pas être accueillies dans leur famille. Elles seraient devenues impures, mais comme on nous l’explique dans le film, il y a tellement de femmes dans cette situation qu’il faut rester solide en tant que communauté. C’est là que cette communauté brille par sa religion totalement et inconsciemment évolutive. C’est-à-dire que ses traditions peuvent changer. Une tradition certes très stricte, mais qui s’adapte. Si on est face à un mur, il faut contourner le mur. Il y a donc eu cette décision de réaccepter les femmes, les rebaptiser, les repurifier dans la source sacrée dans le temple Lalesh. Elles vont petit à petit renouer avec leur religion dans le message général, car individuellement, ça ne se passe pas toujours aussi bien dans les familles. Mais au moins, il existe une volonté de faire évoluer les traditions de la communauté pour récupérer les victimes. C’est encore un geste très fort.

Il y aussi d’autres sujets qui arrivent, bien sûr. On est à présent dans le sujet des enfants nés d’un viol. Et pour le coup, ils restent encore fermés là-dessus. Logiquement, on ne naît yézidi que si on a un père et une mère yézidis. À titre de comparaison, dans le judaïsme, il suffit d’avoir une mère juive uniquement. Donc s’ils acceptaient les enfants nés du viol comme des Yézidis, et je n’expose pas mon point de vue, c’est presque une logique mathématique, cela voudrait dire qu’ils mettraient en branle la tradition la plus ancestrale. Il y a donc beaucoup de remise en question à ce niveau-là.

Par ailleurs, êtes-vous toujours en contact avec les Yézidis que vous avez rencontrés ou via des associations ? La situation a-t-elle évolué depuis votre dernière visite ?

Au départ, les premiers contacts que l’on avait étaient en France, à Paris. Il y a toute une diaspora yézidis qui est présente depuis plusieurs générations. Ensuite, des associations nous ont aidés à trouver des contacts sur place. On a donc encore des contacts avec eux. Le plus important d’entre eux est Dakhil Osman qui, dans le film, a ce discours du : « Je resterais sur mes terres. Je ne bougerai pas, parce que ma communauté a besoin de moi. » On avait régulièrement des nouvelles de lui jusqu’à l’extinction des feux. Plus aucune nouvelle du tout. On a ensuite appris que pour la survie de sa famille, ils se sont installés en Allemagne. Et depuis, nous avons repris contact. On garde de petites nouvelles à droite à gauche. Mais je sais que, par expérience, pour avoir travaillé au Cambodge, avec une personne que j’adore, il faut aussi se préserver en tant qu’auteur ou autrice, réalisateur ou réalisatrice. Si on part sur ce sujet, ça voudrait dire que l’on a une faculté d’empathie et de compassion, peut-être un chouia au-dessus de la moyenne. Il est donc très facile de s’engager sur un sujet et de s’attacher à des personnes, mais on ne peut pas sauver ces gens-là. Personnellement, humainement, ma manière de procéder et de les sauver, c’est en faisant des films et en transmettant leurs paroles et c’est tout. Rester en contact avec ces gens-là, ça peut aussi être très pesant par la suite.

C’est un lourd fardeau à porter, en effet. Et qu’attendez-vous donc des spectateurs qui iront voir votre film ?

De rester jusqu’à la fin (rires). De survivre au premier tiers. Je souhaiterais simplement qu’ils apprennent qui sont les Yézidis et qu’ils s’intéressent à eux. Le but n’est pas que tout d’un coup, quelqu’un se dise : « Oh ! Je pars là-bas pour les aider ! » Non. Il y a déjà des ONG et des camps de réfugiés sur place. Les Yézidis se sont toujours adaptés au fur et à mesure. Le seul but est de ne pas les oublier. On est dix ans après le massacre et personne n’en parle. Alors OK, on a d’autres sujets aujourd’hui, plus ou moins importants. On ne va pas créer une classification des génocides, mais comme personne ne les connaît, il ne faut pas qu’ils tombent aux oubliettes de l’Histoire. C’est aussi pour ça que j’ai fait ce documentaire, qu’il devienne une archive sur leur histoire. Et si un jour, quelqu’un essaie de réécrire leur histoire, ce document prouvera le contraire.

Pensez-vous retourner à Sinjar un jour, peut-être suivre leur évolution ?

Je fais confiance aux Yézidis. C’est un peuple d’une force incroyable. Certaines personnes là-bas sont des modèles. Comment tu peux vivre ça et continuer à me sourire ? Moi, j’en serais incapable. Ils s’adapteront comme ils se sont toujours adaptés. Là, ils sont encore dans des camps de réfugiés, mais au final c’est leur nouveau village. Ils ont créé leur petit train de vie et ils continuent d’aller prier à Lalesh.

Après, retourner sur place pour montrer leur évolution, je ne suis pas sûre. Par contre, pour leur montrer le film, en tant qu’objet de mémoire. Mais ce qui serait compliqué, c’est d’y aller nous et de présenter le film comme auteur-autrice du film. J’aimerais plutôt passer par les fixeurs qui nous ont aidés, qui pourraient eux-mêmes le présenter, parce que sans eux ça n’aurait pas été possible.

Un dernier mot pour conclure. Avez-vous des projets en cours ou quel environnement aimeriez-vous explorer à l’avenir ?

Moi, je fais plein de petits films tout le temps. Je fais des films photographiques donc ça reste du court-métrage. Je fais ça assez régulièrement pour plein de photographes, ce qui me permet psychologiquement de tenir. Toutes les personnes qui font des choses ont ce besoin de terminer les choses. Or, quand on part sur un projet de plusieurs années… Mais je suis à présent à l’écriture d’un nouveau projet. Je voulais que ce soit plus léger, plus simple à faire, mais ça a l’air extrêmement complexe.

En gros, c’est un projet documentaire sur mes ancêtres qu’ont une histoire que j’ai apprise il y a quelques années. On revient sur le principe de mémoire, ici familiale, qui a complètement été corrompu par un membre de ma famille, mon grand-père, qui nous a raconté que des conneries. J’essaye donc d’écrire la mémoire de la famille, qui est en plus une histoire assez chouette. C’est deux frères qui viennent de l’Empire ottoman et qui travaillent dans le commerce du tabac, en amassant une fortune considérable dans l’Europe de l’Ouest. Ils ont créé une marque de cigarettes qui a été vendue dans la même zone jusque dans les années 60. Donc un empire qui grossit de plus en plus et qui s’effondre, pour plein de raisons. Il s’ensuit des dizaines d’années de procès. On a donc une histoire qui traverse toute l’histoire de l’Europe, en passant par la France, l’Autriche, les Pays-Bas, la Belgique et bien d’autres. Pour le moment, je suis encore en écriture et je recherche encore plein d’informations. Et ne je sais toujours pas à quoi ça va ressembler au final.

Propos recueillis par Jérémy Chommanivong, le 11 juin 2024 à Paris.

Bande-annonce : Sinjar, naissance des fantômes

Responsable Cinéma