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Sinjar, naissance des fantômes : reflet d’une feuille morte

Jérémy Chommanivong Responsable Cinéma

Théâtre d’abominables génocides et de crimes contre l’humanité, la lointaine cité de Sinjar est endormie sous une épaisse brume, comme pour masquer les cicatrices qui ont été laissées sur les corps meurtris des rescapés yézidis. Alexe Liebert nous emmène sur les lieux d’un massacre, à la découverte de plaies encore profondes pour un peuple dont la seule existence semble être justifiée par son statut de martyr. Documentaire engagé, Sinjar, naissance des fantômes part ainsi à la rencontre des fantômes qu’abritent les lieux, des fantômes bien vivants et prisonniers de leur propre histoire.

Synopsis : Le 3 août 2014, le groupe État islamique s’est lancé à la conquête de la région du mont Sinjar, en Irak. Cinq ans plus tard, plus de trois mille Yézidis sont toujours entre leurs mains ou portés disparus. Le demi-million de Yézidis qui vivaient dans les villes et villages de la région ont fui. Ne leur reste plus aujourd’hui que la souffrance vive laissée par ceux qui sont absents : les hommes et les vieillards qui remplissent les charniers laissés par Daech dans son reflux ; les femmes et les enfants, convertis de force, qui vivent le cauchemar éveillé de leur servitude. Dès lors, comment refermer la fracture et apaiser la voix des fantômes ? Quel chemin emprunter pour guérir du traumatisme, dans ce temps immobile qui en ravive la douleur jour après jour ?

Après avoir exploré l’histoire du Cambodge à travers les traumatismes et la gestuelle d’un pêcheur dans Scars of Cambodia, Alexe Liebert, associée au photographe Michel Slomka, se tourne vers un drame qui a débuté en août 2014 dans une région kurde et de confession yézidie. Ils attirent l’attention sur la cruauté et la condition humaine, en donnant la parole à toutes celles et ceux qui portent encore la peur des uns et les démons des autres. Commence alors une réparation de la vie et une régénération de l’âme à travers des récits qui résonnent au-delà des frontières. Les guerres ont une place bien à elles dans les récits qu’elles façonnent. Pour le peuple yézidis, il s’agit d’une notion qui l’a dépassé et le dépasse encore aujourd’hui. À la suite d’une purification symbolique par l’État islamique, la cité de Sinjar n’est plus que cimetière et poussière. On n’y entrevoit que les ombres et les spectres des victimes qui témoignent de leurs souffrances. Qu’il y ait une ou plusieurs voix, elles racontent toute la même histoire.

« Je suis la mémoire… et la douleur est mon nom. »

L’influence de Daech dans les contrées de Sinjar et aux alentours est considérable, si bien que certaines femmes finissent par s’enrôler chez les djihadistes (Les Filles d’Olfa). La barbarie islamique est un fait, mais il y a souvent des détails que l’on omet pour la bienséance. Ce sont les détails qui comptent, qui tranchent et qui ne cessent de redéfinir l’humanité pour ce qu’elle fait et en ce qu’elle croit. Les arguments se succèdent avec une tonalité crue et une portée poétique dans cette délivrance. Des femmes s’expriment, sans chaînes, sans bourreaux pour les asservir. Cependant, leur présence les hante et finit par apparaître dans l’esprit des spectateurs. Mais les mots ne sont pas spécialement pour nous ou pour les intervieweurs. C’est avant tout pour elles et pour panser quelques plaies qu’elles partagent ce fardeau. Ces confessions sont synonymes de prières, voire de supplice pour d’autres personnes. Et il serait temps de les traiter ainsi, rien que par notre regard curieux et avisé.

La terreur peut se lire à la fois dans les paroles et dans les images qui les accompagnent, donnant ainsi un corps et un visage à un Sinjar en perpétuelle mutation. Liebert capitalise alors sur ce qui a été perdu ou une absence, comme en témoignent de nombreux travellings sur les ruines de la ville, afin de conjurer la violence et rendre la parole à ceux que l’on a muselés au nom de représailles divines. D’une voix légère, mélancolique, mais qui résonne par la force des mots, nous pouvons ainsi entendre Golshifteh Farahani narrer l’histoire d’un peuple discriminé, endeuillé et paralysé par la peur. Sa voix personnifie le mont Sinjar, sa mémoire et sa douleur.

La voix des morts

Ce qui n’est pas le cas de leur culture, qui résiste toujours à l’oppression et à toute forme de cohabitation impossible avec leurs voisins. Les témoignages viennent alors remplir un peu plus le portrait d’une absurdité bien réelle et qui frappe avec terreur l’innocence même de l’humanité, à savoir les enfants. Mais on ne prend plus la peine de les considérer pour leur humanité, car ils ne constituent plus que du bétail, à vendre et à revendre. Beauté, obéissance et âge ne sont plus que des critères dans un réseau d’esclavage sexuel qui permet à Daech de financer ses conquêtes, et de banaliser une pratique humiliante et inhumaine. Garçons destinés à asservir et filles destinées à servir contre leur gré, telle est la réalité que souligne chaque intervenante. Entre les retentissements des bombardements et des appels de détresse, les fantômes finissent également par trouver une place dans ce « conte », narré d’une voix solennelle et superposée à des clichés qui capturent toute la souffrance des victimes. L’ironie vient donc de l’ambiance sonore que dégage ce documentaire et de la gestuelle des Yézidis dans leur discours. Ce qui vient du non-dit en raconte toujours plus et en rajoute une couche dans cette confrontation introspective, menée avec une empreinte humanitaire et un cynisme justifié.

Et quand bien même il serait possible de célébrer un retour à la vie, ce ne sera qu’à moitié la vérité ou la guérison tant convoitée. Il ne reste rien d’autre à semer que des feuilles mortes sur la terre natale et défraîchie des Yézidis. Seuls les mots peuvent tromper le silence qui règne désormais en ce lieu, n’attandant que le retour de son peuple pour que la pénitence soit exercée. Ce que l’on devrait retenir de cette résilience, c’est que ses piliers sont forgés dans la douleur, qui unifie pour de bon cette communauté qui a dû se diviser afin que sa culture survive et subsiste. Il fallait survivre au mal, régi par le patriarcat religieux et la brutalité qui en découle. Alexe Liebert et Michel Slomka ont investigué pendant près de deux ans pour broder un portrait sociologique pertinent et cristalliser la mémoire d’un peuple arraché à ses racines et son foyer.

Mais contre toute attente, le film distille un peu d’espoir dans ses ultimes minutes, tout en rappelant que la lutte n’est pas près de s’éteindre pour la communauté isolée du Kurdistan, revendiquant la paix et l’indépendance. Il existe autant de symboles et de mots qui définissent la liberté qu’on leur a volée, mais chaque élan solidaire que l’on découvre à l’écran est un triomphe en soi et un acte de rébellion nécessaire. Le documentaire nous offre alors, avec beaucoup de pédagogie et de sensibilité, les clés pour interpréter les émotions filmées et le sentiment d’injustice qui flotte en arrière-plan. Ainsi, Sinjar, naissance des fantômes chante en la mémoire des terres désolées et du sang yézidi versé, en espérant que les victimes puissent renaître, reconstruire des souvenirs moins douloureux et transmettre autre chose que des lamentations dans les berceuses du soir.

Retrouvez également notre interview avec la réalisatrice Alexe Liebert.

Bande-annonce : Sinjar, naissance des fantômes

Fiche technique : Sinjar, naissance des fantômes

Réalisation : Alexe Liebert
Photographies : Michel Slomka
Écriture voix-off : Michel Slomka
Voix-off : Golshifteh Farahani
Créations sonores : Benjamin Chaval
Musiques originales : Dakhil Osman, Femmes soldates du YJS
Montage et mixage son : Alexe Liebert, Géraud Bec
Montage : Alexe Liebert, Shaman-Labs
Post-production : Shaman-Labs
Étalonnage : Romain Pourieux, Alexe Liebert
Production : La Vingt-Cinquième Heure
Co-production : Alexe Liebert & Michel Slomka
Pays de production : France
Distribution France : La Vingt-Cinquième Heure Distribution
Année de production : 2022
Durée : 1h43
Genre : Documentaire
Date de sortie : 19 juin 2024

Sinjar, naissance des fantômes : reflet d’une feuille morte
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